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  • Poétique/politique de la césure dans la poésie d’Édouard Glissant
  • Hugues Azérad

Tout est intense Cela sépare Ainsi garde le poète

Fragments, Hölderlin

C’est où la pensée politique exerce [...] en tant qu’elle est une politique [...] elle est vivante tout aussitôt dans une poétique, où le monde se devinera sans en être prédéterminé

Édouard Glissant1

«LA TERRE SEULE COMPREND2 », ainsi se termine la section « Pour Mycéa » du grand recueil Pays rêvé, pays réel (1985), véri-table tournant et césure dans l’œuvre poétique de Glissant, puisqu’elle mène à son comble l’imaginaire de son lieu et de son peuple archipéliques, et s’ouvre au Tout-monde, totalité de toutes les régions du monde sans en excepter aucune, que les recueils Fastes (1991) et Les grands chaos (1993) vont tenter de dire. Cette « terre » précède et précédera toujours le rêve et l’agir du poète, dont le grand souci sera de déceler et d’œuvrer à même les traces qui fusent en sa géographie multiple, ses mythes, ses histoires tues ou insues. Comment dire sans trahir, connaître sans effacer, deviner sans défigurer les traces muettes qui viennent questionner le regard meurtri du poète qui veut pourtant lutter ? Au hasard d’une page de son pénultième livre, Une nouvelle région du monde, Glissant révèle là où s’origine son geste poétique : « L’éparpillement des traînées de roches [...] et non moins infatigables, la douleur et les souffrances des peuples dont les excès ne supportent pas la glose. Ce qui fait que nous avons pratiqué tout soudain l’art des traces [...] pour les inventer en nous-mêmes et recommencer l’acte des nègres marrons qui laissaient des traces invisibles aux yeux de leurs poursuivants3 ». Traces des « liaisons magnétiques » qui obsèdent le chercheur-ethnographe, mais aussi « tracés magnétiques » (128) par quoi Glissant a essayé « en poésie et aujourd’hui dans tous les arts de les aborder ou de les retrouver ». Ici même, pour-tant, Glissant introduit subrepticement une césure entre la poésie et les arts, qui contiennent ou sont contenus par la philosophie selon lui : « la philosophie et les autres arts découvrent et lisent les traces et parfois en déposent de nouvelles. La poésie les rassemble et les prédit sans fin » (129). En revanche, ce [End Page 152] qui les rassemble par-delà la césure, ou bien malgré et grâce à elle, c’est une poétique dont le critère de vérité, le souci, demeure dans une fidélité constante aux traces enfouies et perdues qui ne sont ni simples objets de savoir, ni mythiques divinations de poésie. C’est une poétique de la trace en ce qu’elle gît dans l’abysse de l’oubli et qu’elle est césurée, semble-t-il à jamais, dans son silence, à l’instar des victimes innombrables de la Traite, la césure absolue où s’est effondré tout un pan des humanités. Pour Glissant, le travail de la poétique (terme opératoire plus que définitoire chez lui, à rapprocher à la fois d’une opération réflexive de la poésie et de la praxis en étendue et infiniment renouvelée d’une esthétique ouverte et sans préceptes), mais des poétiques tout aussi bien, est de sonder fidèlement ces traces, sans les enfermer et sans s’y enfermer non plus : la trace issue de la césure est elle-même césurante, en ce qu’elle vient couper court à nos formes de savoir et de création, tout en bousculant nos systèmes de représentation et de signification. Les traces viennent ici se substituer aux signes, signifiants-signifiés et symboles, ou en changer la valence (pas de « réel » qui vaille en poésie qui ne soit tout d’abord « signifié » à son tour par le poème).

Nous verrons que ce...

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