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  • Poésie et philosophie: La trace de Glissant
  • François Noudelmann

OBSERVÉE DANS LE PRISME DE LA PHILOSOPHIE, la poésie est interrogée sur le statut de son langage. Elle déroge en effet à l’usage instrumental des mots et elle inquiète le discours du sens. Les philosophes la tiennent à distance ou tentent d’interpréter cet objet qui les fascine et les déroute. Au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, le débat s’est articulé sur deux attitudes à la fois proches et distinctes qu’ont incarnées Heidegger et Sartre. Leur réflexion, sous forme d’un dialogue de sourds, a dessiné un paysage intellectuel autour de la relation entre philosophie et poésie. Elle configure à la fois la définition du langage poétique et sa frontière avec la langue philosophique. D’un côté, Sartre construit une distinction radicale entre prose et poésie, opposant la transparence à l’opacité, et répartissant ainsi deux types de discours. Il prône un usage profane qui rejette la poésie dans un dehors négatif de la philosophie comme ce qu’elle ne doit pas être. De l’autre, Heidegger appréhende la poésie à partir de la présence/absence de l’Être dont le langage est le dépositaire. La philosophie peut ainsi entendre grâce à la poésie une histoire de l’Être, son épiphanie et son retrait, son événement et sa déréliction.

Toutefois cette frontière entre langage poétique et philosophique, maintenue ou traversée, n’est pas si étanche, ni pour Sartre ni pour Heidegger. L’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? voulait, en 1947, assurer l’adéquation du langage à la réalité, après la guerre et les mystifications de la propagande politique. Sartre édifie alors cette opposition fameuse et volontariste entre la poésie qui traite les mots comme des choses et la prose qui en use comme des signes. Dans le langage poétique, la signification est absorbée par la matière sonore ou visuelle des mots, explique le philosophe de la transparence1. Sartre redoute l’épaisseur de la poésie buvard, sa passivité louche qui aspire le sens, qui le rend opaque et pâteux. Il reprend sa critique de l’image et de sa propension à l’analogie : la poésie recourt trop aux ressemblances et aux résonances. Cependant cette déclaration hostile est démentie par la pratique de l’écrivain Sartre qui use de tous les ressorts littéraires dans sa prose philosophique. Dans son dernier grand texte, L’idiot de la famille, il reconnaît même l’influence du signifiant sur le sens, citant Lacan à la dérobée, pour construire le concept d’imaginarisation2. Plus décisive que l’opposition entre prose et poésie, la différence entre philosophie et littérature pose un rapport distinct à l’imaginaire et à l’être des choses : la philosophie use de symboles, elle saisit l’être du [End Page 123] monde par des schèmes ontologiques, tandis que la littérature emploie des métaphores et incarne le néant, cette force de décrochement du réel.

En revanche la pensée heideggérienne de la poésie poursuit la relation spéculaire entre langage philosophique et langage poétique3. Elle se prolonge, après-guerre, à travers sa réception extraordinaire en France, malgré la compromission du philosophe avec le nazisme : Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Michel Deguy, Giorgio Agamben ont contribué à cette nouvelle articulation de la poésie et de la philosophie. En déconstruisant la répartition entre sens propre et sens figuré, entre concept et métaphore4, ils ont à la fois mis en valeur la nature pensive de la poésie et autorisé un usage résonnant de la langue philosophique. Cette approche « historiale », insérant la poésie dans une histoire de l’Être, hypothèque la question du sens au profit d’une instance ontologique : la philosophie entend, grâce à la poésie, ce qu’elle a perdu en prenant une orientation métaphysique depuis les temps modernes...

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