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  • Du droit au poème : Jacques Dupin et la question d’une institutionnalité poétique
  • Michael G. Kelly

ON ARRIVE SUR UN TERRAIN sémantiquement périlleux, en posant la question d’une institutionnalité poétique. N’est-ce pas réveiller le spectre d’une poésie ‘institutionnelle’ voire même ‘institutionnalisée’ ? Au mieux un canon plus ou moins exemplaire, conscrit dans une proposition éducationnelle faite aux jeunes générations, au pire une poésie mise ouvertement au service du pouvoir, franchement impliquée dans des opérations d’interpellation et de maintien idéologiques. Ces horizons sont aussi ceux d’une hésitation plus générale—car dans la triangulation Poésie-Philosophie-Politique la première est sans conteste celle qui s’expose le plus à une détérioration de ses propriétés spécifiques en présence de formes discursives autrement plus sûres de leurs assises communicationnelles sinon de leur capacité à dire. Les langages du pouvoir, y compris le langage qui s’éprouverait comme pouvoir, n’épuisent cependant pas les pouvoirs du langage, ni ses horizons sociaux. Ainsi, dans une série de courtes réflexions intitulée La fabrique de l’homme occidental (1996), l’historien du droit et psychanalyste Pierre Legendre écrit ceci :

Il y a, pour l’homme, son commencement et sa fin, la terre natale et funèbre, et les autres humains, tous les autres.

Une société n’est pas un amas de groupes, ni un torrent d’individus, mais le théâtre où se joue, tragique et comique, la raison de vivre.

La raison de vivre nous vient du langage. Une maxime des juristes dit ceci : « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles ».

Il faut comprendre que nous portons le joug, et que l’espèce humaine, à cause de la parole, rencontre l’effroi et l’énigme du pouvoir1.

La perspective de Legendre est fortement institutionnelle, dans la mesure où son analyse cherche à comprendre les manifestations historiques réellement existantes d’un pouvoir se voulant légal sur une situation, qu’on pourrait nommer anthropologique, d’êtres humains dotés non seulement de la parole, mais surtout de l’écrit. L’institutionnalité—car ce terme est ici emprunté de lui—pourrait être comprise dans le scénario qu’il met en place comme la catégorie générale des structurations ‘théâtrales’ où s’est joué—effectivement— pour ces humains leur(s) raison(s) de vivre, voire, linguistiquement parlant, [End Page 34] celle des formes discursives durables à travers lesquelles ces humains se sont trouvés mis au contact de « l’énigme du pouvoir » qu’il désigne.

Entre ces deux définitions partielles possibles, l’espace du jeu et le discours du jeu, l’institutionnalité concerne aussi le fait même d’une circulation formalisée de la parole. Repartons, dans cette perspective, d’une autre sensibilité théorique—mais qui appuie en l’espèce la réflexion institutionnelle dans le sens spécifiquement juridique de Legendre. Au cours d’un essai de 1984 au sujet de ce qu’il appelle « les limites du langage2 », Hans-Georg Gadamer énumère une série de limites au « langage des mots »—limites qualifiées successivement de « prélangagières », « paralangagières » et « supralangagières » dans la traduction française de son texte—et qu’il fait précéder de ces remarques visant une « autolimitation » cruciale de ce même langage :

Le simple fait qu’il soit possible de transposer un langage en écriture, de copier un langage par écrit ou encore de lui « prescrire » quelque chose fait signe vers une espèce d’autolimitation impartie à l’expression langagière de notre pensée. C’est comme si nous avions affaire, dans un dialogue, à un vis-à-vis qui fait partie de notre propre communauté langagière et qui nous unit tous les deux.

(170)

Si cette autolimitation du langage place l’écriture d’emblée sous le signe non seulement du social, mais d’un principe de l’échange essentiellement communicationnel, la discussion par Gadamer de sa catégorie « supralangagière » des limites du langage (« la...

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