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  • Le capitalisme au cœur de l’État. Comptabilité privée et action publique by Corine Eyraud
  • Jacques Freyssinet
Corine EYRAUD. – Le capitalisme au cœur de l’État. Comptabilité privée et action publique. Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2013, 320pages.

Depuis la décennie 1990, de nombreux États ont abandonné leur comptabilité publique spécifique pour transposer les règles de la comptabilité d’entreprise. La première avait été conçue principalement pour vérifier le respect du budget et contrôler la régularité de l’usage des fonds publics. La seconde a pour fonction de valoriser l’ensemble des opérations réalisées pendant une période, d’en mesurer le résultat, puis d’établir un bilan monétaire de l’ensemble des actifs et passifs de l’entreprise. L’ouvrage de Corine Eyraud est consacré à l’étude de cette transition dans le cas de la France. Ceci laisse prévoir des développements techniques et arides dont on imagine d’abord mal les liens possibles avec le mouvement social.

Si l’auteure ne nous épargne pas la technicité, elle montre d’emblée les enjeux politiques, économiques et sociaux d’une telle mutation. Pour ce faire, elle se situe dans une tradition particulièrement bien illustrée par les travaux d’Alain Desrosières, auquel le livre est dédié. Il s’agit « d’entrer dans l’analyse de phénomènes et de processus plus larges par le décryptage de la genèse et de l’usage d’outillages et de dispositifs » (p. 10). L’étude de ces derniers, par exemple celle des catégories de la quantification, constitue un mode pertinent et performant de mise en évidence des dynamiques d’institutions et des stratégies d’acteurs. Les outillages sont porteurs de visions du monde, de système de valeurs. Dans le cas étudié, « le nouveau dispositif comptable […] peut nous informer […] sur les transformations en matière de conception de l’État […] ; les controverses auxquelles il a donné lieu peuvent nous éclairer sur les visions concurrentes portées en la matière par différents acteurs sociaux » (p. 23). De plus, le dispositif n’est pas seulement le produit de visions et de stratégies politiques ; par effet retour, l’usage d’un nouveau dispositif contribue « aux transformations internes de l’État et de ses modes d’action » (p. 23).

On sait, depuis Karl Marx et Max Weber, le rôle fondamental joué par les progrès de la comptabilité privée dans la construction de la rationalité formelle du capitaliste individuel et du système capitaliste. Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, l’État ne se soumet pas à une telle logique lorsqu’il s’agit de représenter sa propre activité. Sa comptabilité enregistre les recettes et les dépenses à leur date de réalisation. Malgré les perfectionnements bureaucratiques, elle reste une comptabilité de caisse. De manière séparée, l’État tient aussi, sans traduction monétaire, des inventaires de ses biens immobiliers et mesure les quantités de produits dont il dispose en stock. Lorsqu’il est mis en demeure de démontrer non plus seulement la régularité de la [End Page 128] gestion des finances publiques, mais aussi l’efficacité de son fonctionnement et la soutenabilité de sa politique budgétaire, il doit introduire d’autres modes de mesure. Le changement est amorcé dès 1959. Il s’opère par l’introduction progressive des formes et des normes du « plan comptable général » qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, s’impose en France à toutes les entreprises. Il traduit un objectif de valorisation monétaire de tous les aspects de l’activité de l’État. Avec les progrès de l’informatique et finalement l’adoption de progiciels de gestion intégrée (ici encore, conçus pour les entreprises), c’est aussi un effet structurant qui s’impose sur l’ensemble de l’organisation.

Cependant, dans la même période, se déroule au sein de la comptabilité privée un affrontement entre deux modèles. Le modèle anglo-saxon, avec des variantes...

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