In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

Reviewed by:
  • La voix et l’os. Imaginaire de l’ascèse chez Saint-Denys Garneau et Samuel Beckett by Frédérique Bernier
  • Nicolas Tremblay (bio)
Frédérique Bernier, La voix et l’os. Imaginaire de l’ascèse chez Saint-Denys Garneau et Samuel Beckett, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. Espace littéraire, 2010, 262 p.

À première vue, rien ne rapproche l’écrivain nob élisé d’origine irlandaise Samuel Beckett et le poète canadien-français Saint-Denys Garneau. Le premier a une œuvre riche, complexe, reconnue internationalement, tandis que le deuxième n’a publié qu’un seul recueil, Regards et jeux dans l’espace, qu’il a même renié, et n’a laissé après sa mort que quelques poèmes inédits et un journal. Pourtant, l’auteure Frédérique Bernier propose, dans son essai La voix et l’os, une interprétation croisée de ces deux œuvres, qui partageraient la même sensibilité et le même imaginaire malgré tout ce qui semble les distinguer irrémédiablement. Sa thèse surprenante se base en grande partie sur une découverte prometteuse. Garneau et Beckett ont apprécié un même ouvrage qui les aurait grandement influencés. Il s’agit de l’essai de Thomas a Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, « œuvre phare de la “Devotio moderna” » qui date du XVe siècle. À partir de cette référence, Bernier suggère que, selon un angle assez similaire, Garneau et Beckett s’inscrivent non seulement dans la modernité – ce dont la critique convient unanimement – mais aussi dans la tradition chrétienne. [End Page 197]

La démonstration de Bernier est divisée en trois étapes. Elle consiste à dévoiler progressivement comment les deux auteurs pratiquent un imaginaire de l’ascèse, fondé sur l’exemple du Christ. Dans les deux œuvres, Bernier étudie d’abord le motif de l’incarnation et de la désincarnation, axé sur l’idée d’un corps appauvri, ensuite le pouvoir de la parole créatrice, autotélique, puis le rôle de l’image ou de la figuration au sein d’un monde désertique et dépoétisé. Même si le religieux n’est pas explicite dans les textes (à l’exclusion de ceux posthumes de Garneau), l’écriture relèverait tant chez un auteur que chez l’autre d’une mimésis chrétienne, mélange paradoxal de renoncement et de fantasme de communion avec l’ « Innommable ».

Chez Garneau, le corps est, dans les premiers poèmes, celui plein, joyeux et conquérant de l’enfant, avant d’être réduit à une cage d’os, à une épine dorsale, ou de devenir métaphoriquement un arbre ébranché. Présent dans le recueil du poète, ce dépouillement, qui est la résultante de l’épreuve du désert, se poursuit aussi dans les autres écrits et se cristallise surtout dans un texte célèbre du journal, « Le mauvais pauvre », sur lequel l’essai s’attarde beaucoup. À son sujet, Bernier renvoie notamment au concept de « vol culturel », forgé par Karim Larose, qui « associe la création [ … ] à un scandaleux détournement des fonds divins au profit de l’artiste », c’est-à-dire à une imposture. On sait que le repentir et la mauvaise conscience de Garneau ont été beaucoup commentés par ses critiques et qu’ils ont d’ailleurs contribué à forger son mythe d’ « exilé de l’intérieur ». D’après cette lecture répandue, le poète aurait été la victime de son époque, étouffé par le catholicisme rigide de la Grande Noirceur ainsi que par la dépression économique des années 1930. Mais cette interprétation qui confine à la fois le créateur et son œuvre dans leur situation historique n’est pas l’apanage de Bernier, qui la conteste frileusement. Son pari consiste plutôt à définir le champ d’une poétique au sein duquel les contraintes sociales sont moins déterminantes. Le retrait de Garneau, geste moderne par excellence, s’inscrit plus fondamentalement dans une découverte du réel comme imprésentable...

pdf

Share