University of Nebraska Press
  • Le Poète baudelairien: un Homme révolté? Réflexion sur l’esthétique du mal comme révolte métaphysique

This article explores Charles Baudelaire’s aesthetics of evil through the Camusian concept of “metaphysical revolt.” As defined in L’Homme révolté, this rebellious attitude strives to oppose the existential distress that modern humanity feels when in contact with the absurd and the irrationality of life. In art, individuals who revolt, such as the Surrealists, aim to alleviate metaphysical discomfort by generating aesthetic rules from the world’s contingency and arbitrariness. With these new perceptive norms, the artists are able to reestablish a sense of order and control over existence. By analyzing the creative process and the metaphysical benefits of Baudelaire’s poetics of evil, this study examines the extent to which his aesthetics can be considered a Camusian revolt. (In French)

Dans son essai L’Homme révolté (1951), Albert Camus relève l’apparition à la fin du XVIIIe siècle (43) d’une attitude indignée particulière: la “révolte métaphysique” (37). Celle-ci débute par la reconnaissance de l’absurde et du contingent qui composent la vie. En opposition à cet arbitraire omniprésent, et en réponse au malaise métaphysique qui en découle, elle vise à retrouver dans le monde une certaine stabilité existentielle. Ainsi, “La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l’ordre au milieu du chaos et l’unité au cœur même de ce qui fuit et disparaît” (Camus 21). Plus particulièrement, le révolté cherche à constituer de nouveaux repères, des “valeurs” à adopter et une “règle d[e] conduite” à suivre (Camus 35). La démarche révoltée lutte donc contre le mal-être métaphysique en “revendiqu[ant] le sens de la vie, [et en] combatt[ant] pour la règle et l’unité” (Camus 129). Dans le domaine de l’art, Camus prend comme exemple de cette attitude la poésie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Il remarque chez les poètes de cette époque [End Page 34] une conscience profonde de l’absurde qui les entoure, relevant entre autres “leur nostalgie désespérée d’un ordre” (106). Plus que cela, avance Camus, ces artistes agissent contre ce désespoir en “transform[ant] la poésie en expérience et moyen d’action” (106). Ils cherchent en effet à maîtriser le contingent existentiel en façonnant à partir de ce désordre même les règles de leur perception esthétique. Ainsi dans leurs œuvres, “[. . .] ils ont voulu tirer raison de la déraison et faire de l’irrationnel une méthode,” ou bien encore “[. . .] trouver dans la démence et la subversion une règle de construction” (106). En somme, l’art poétique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle se constitue en révolte métaphysique dans le sens où il construit des normes de perception et de jugement du monde qui permettent de redonner sens et stabilité à l’existence.

Dans ce contexte, Charles Baudelaire paraît naturellement prédisposé à adopter une démarche artistique qui s’apparente à une révolte camusienne, et ce en raison de sa conscience exacerbée du caractère arbitraire de la vie. Dans son étude intitulée Baudelaire (1947), Jean-Paul Sartre relève en effet cette intuition du poète pris dans une situation où “[l]a contingence, l’injustifiabilité, la gratuité [l’]assiègent sans répit” (61–62). Le cours de l’existence lui apparaît incontrôlable et arbitraire, lui qui “a l’expérience constante d’une imprévisibilité explosive que rien ne peut endiguer” (47). Maurice Blanchot remarque de même le sentiment extrême que ressent Baudelaire face à sa situation métaphysique. Dans La Part du feu (1943), il décrit le poète comme un individu qui possède la “[c]onscience que l’existence [. . .] ne manquera pas de s’éluder” (141), c’est-à-dire que le monde est à jamais impossible à appréhender. Au sujet de sa vie même, remarque Blanchot, “Baudelaire est l’homme qui [a] eu un profond sentiment du caractère gratuit, injustifié, injustifiable, de son existence [. . .].”1

Certaines réflexions du poète attestent bien de son intérêt et de son désarroi face à l’insoluble des questions métaphysiques. Dans une pensée tirée de son journal intime Mon cœur mis à nu par exemple (1864), il s’interroge avec angoisse: “Où sont nos amis morts? / Pourquoi sommesnous ici? / Qu’est-ce que la liberté?” (1: 681). Ses œuvres poétiques mettent en scène un malaise identique face au caractère injustifié de la vie et à l’absence de guide existentiel. C’est le cas de deux poèmes des Fleurs du mal aux titres évocateurs: “L’Irrémédiable” et “Le Gouffre.” Dans le premier texte, la voix poétique s’afflige de la désagrégation de tout repère existentiel, perte conduisant l’humanité à une “fortune irrémédiable” (1: 79). À la chute des valeurs ordinatrices du monde correspond la déchéance de l’individu: celuici passe d’un espace édénique, où tout a sa raison d’être, à un lieu infernal c’est-à-dire incompréhensible et incohérent. C’est “Une Idée, une Forme, un Être / Parti de l’azur et tombé / Dans un Styx bourbeux et plombé / Où nul [End Page 35] œil du Ciel ne pénètre” (1: 79). Le poème “Le Gouffre” exprime de même la souffrance d’un poète en permanence désorienté dans une vie et un monde auxquels il ne peut donner sens et ordre. Sans règle ni valeur fixe à laquelle se raccrocher, “[il] ne voi[t] qu’infini par toutes les fenêtres, / Et [s]on esprit, toujours du vertige hanté / Jalouse du néant l’insensibilité” (1: 142). Le sonnet se conclut par un appel de détresse devant cet univers insondable, puisqu’infini et informe, dans lequel il se sent prisonnier: “—Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres!” (143). Le pluriel de “Nombres” et “Êtres” reflète le pullulement de cette matière indéfinie et insaisissable qui constitue désormais l’existence. Mise en relation avec le singulier des valeurs idéales—“Une Idée, une Forme, un Être”—mentionnées dans “L’Irrémédiable” (1: 79), cette multitude contraste avec l’unicité, l’essentiel et le fini qui définissent le monde idéal perdu.2

Si l’œuvre baudelairienne constate le malaise existentiel qui hante l’humanité, il semble qu’elle dépasse l’observation pour répondre à ce problème. Dans son article “Baudelaire, ou la dualité de l’artiste à la poursuite de l’unité primordiale,” Christian Milat remarque bien que l’écrivain ne se contente pas dans ses textes d’exhiber “un vif intérêt pour les questions métaphysiques” (571) mais réagit aussi à l’angoisse qui découle de ces questionnements. Cette réaction, explique Milat, réside dans une manipulation esthétique qui permet de réinstaurer un sentiment de stabilité cosmique. Ainsi “Baudelaire ne se résigne pas à la simple nostalgie [de l’ordre édénique perdu]. Dans son œuvre, il aspire à dépasser sa déchéance et à atteindre, hic et nunc, l’état [où] ‘toute contradiction y est devenue unité’” (574). En d’autres termes, le poète cherche un succédané artificiel à l’état idéal à travers la poétique. Plus particulièrement, il reconstruit un semblant d’ordre et d’harmonie par un travail esthétique de réagencement des éléments tirés du désordre universel.3 Il est vrai que Baudelaire attribue à l’art le pouvoir d’instituer une stabilité et cohérence vitale. Cette capacité de communion cosmique est en fait pour lui intrinsèque à toute création artistique, la recherche d’unité universelle étant “la condition vitale de toute œuvre d’art” (2: 332). Ainsi décrit, l’art possède les outils pour combattre le malaise métaphysique en maîtrisant le gouffre mystérieux et menaçant que représente le déroulement arbitraire de l’existence. Finalement pour Baudelaire, “l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre” (1: 321).

Si tel est bien le cas, si l’esthétique baudelairienne offre l’accès à une vision du monde qui conduit à l’ordre cosmique et la sérénité existentielle, elle s’apparente bien à une démarche révoltée comme la définit Camus.4 Je me propose donc ici d’explorer cette possibilité et de situer la poétique baudelairienne au sein des réflexions camusiennes sur la révolte métaphysique. Plus particulièrement, je déterminerai dans quelle mesure [End Page 36] l’esthétisation du mal, processus créatif central chez Baudelaire,5 s’assimile à un élan de révolte. La présente analyse m’amènera à conclure que la poétique baudelairienne représente une forme partielle et limitée de révolte, faisant de Baudelaire un précurseur de l’Artiste révolté. Les textes poétiques cités ici proviennent tous du recueil emblématique de la démarche esthétique de Baudelaire: Les Fleurs du mal (1861).

Avant de débuter, il est important de mieux cerner en quoi consiste la poétique du mal mise en scène dans l’œuvre de Baudelaire. La thématique du maléfique occupe en effet une place de choix dans le processus créatif baudelairien. En fait d’après le poète, la transfiguration esthétique du mal s’intègre complètement à l’activité poétique puisque l’artiste possède “un sens exquis du Beau [. . .] qui en même temps implique, enferme un sens également exquis de toute difformité et de toute disproportion” (2: 330). Plus que cela, Baudelaire considère la beauté tirée du négatif comme celle qui se rapproche le plus de l’idéal esthétique. Ainsi à propos du maléfique, il affirme que “le plus parfait type de beauté virile est Satan” (1: 658). De même pour lui, le malheur constitue “l’un des caractères de beauté les plus intéressants” (1: 657). Le poète estime aussi au plus haut point le beau tiré de l’horreur; il lui rend d’ailleurs hommage dans son poème “Hymne à la Beauté.” Par une litote évidente, il complimente les attributs de la Beauté ainsi: “De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmants” (1: 25). “Une charogne,” texte basé sur la sublimation d’une carcasse en décomposition, souligne bien la valeur de cette esthétique de l’horrifique. Ici, la dépouille de prime abord vile et dénigrée se fait magnifique et puissante. À l’instar d’une séductrice, c’est une “superbe” créature qui charme le poète en se présentant à lui “Les jambes en l’air, comme une femme lubrique” (31).

Cet intérêt particulier pour la recherche du beau contenu dans le mal apparaît au cœur de l’œuvre poétique principale de Baudelaire, au titre évocateur de Fleurs du mal. L’auteur présente clairement ce projet esthétique dans une ébauche de préface au recueil, statuant que le but de son texte est d’“extraire la beauté du Mal” (1: 181). Dans la préface à l’édition de 1868, Théophile Gautier relève de même l’omniprésence dans le texte d’une glorification de l’horrifique, tout en insistant encore sur la visée esthétique d’une telle entreprise. Espérant éviter à l’ouvrage d’être une nouvelle fois frappé par la censure, Gautier rappelle au lecteur que la mise en scène de l’horreur provient ici moins d’un désir de choquer les bonnes mœurs que de dévoiler un beau inédit. Il prévient que dans les poèmes de Baudelaire, “[. . .] l’horreur semble cherchée comme à plaisir; mais qu’on ne s’y trompe pas, cette horreur est toujours transfigurée par le caractère et l’effet, par un rayon à la Rembrandt, ou un trait de grandesse à la Vélasquez qui trahit la race sous la difformité sordide” (1: 22). [End Page 37]

Cette “horreur,” source d’inspiration première de l’esthétique baudelairienne, est à comprendre au sens large. Si, comme l’annonce le texte “Le Soleil,” la poésie cherche à “ennobli[r] le sort des choses les plus viles” (1: 83), elle vise d’une manière générale tout ce qui est considéré de moindre valeur. Cela englobe, bien sûr, l’horrifique et le maléfique, mais aussi le commun, le quotidien, le vulgaire ou bien même le répugnant. Le titre du recueil des Fleurs du mal, mis en relation avec son contenu, le souligne bien. Cette œuvre, qui cherche à dévoiler les beautés—les fleurs—du mal, regroupe des textes portant sur des thèmes aussi divers que des vieillards, un chat, une pipe, Paris ou Satan. Au sein de l’esthétisation du mal chez Baudelaire, la vie citadine occupe une place particulière, comme en témoigne la section des Fleurs du mal intitulée “Tableaux parisiens” qui lui est entièrement consacrée. Celle-ci se compose en effet de poèmes qui subliment les aspects utilitaires, anodins, inesthétiques voire rebutants de la ville—la “boue” de Paris, dira Baudelaire dans une ébauche d’épilogue pour le recueil (1: 192). Il s’agit par exemple de dévoiler la valeur d’une marginale dans “À une mendiante rousse,” d’ouvriers dans “Le Crépuscule du matin” ou du paysage urbain dans “Le Cygne.”

Il est maintenant temps de s’interroger sur la nature révoltée de cette poétique du vil. Le projet esthétique de Baudelaire se rapproche d’abord de la révolte camusienne dans la mesure où il se constitue en une méthode inédite d’appréhension et de jugement du monde. Dévoiler la beauté du mal conduit en effet inévitablement à construire des règles perceptives basées sur des considérations esthétiques, morales et intellectuelles originales. Le poème “À une mendiante rousse” révèle les valeurs inédites qui sous-tendent cet ordre perceptif. Le poète y redéfinit par exemple les critères de grâce et de pureté physique en préférant le dénuement aux artifices féminins les plus précieux et raffinés. Fidèle à cette perspective, il s’adresse à une jeune mendiante en ces termes: “Va donc, sans autre ornement, / Parfum, perles, diamant, / Que ta maigre nudité, / Ô ma beauté!” (1: 85). Dans ce texte, le poète remet aussi en question les règles d’attribution des qualités morales puisqu’une apparence rude et grossière révèle une personne d’une retenue et d’une noblesse supérieures à celles des femmes de sang royal portant des apparats. Le poète complimente donc la pauvrette en lui avouant: “Tu portes plus galamment / Qu’une reine de roman / Ses cothurnes de velours / Tes sabots lourds” (1: 84). L’esthétisation du mal, glorifiant ici le démuni et le dépouillé, instaure par conséquent des normes d’appréhension et de jugement du monde hétérodoxes. Et en ce sens, elle se rapproche déjà d’une attitude révoltée, démarche basée sur l’adoption de règles perceptives construites à partir de la “déraison” et de l’“irrationnel” (Camus 106).

De manière plus significative, la poétisation du mal s’apparente à une [End Page 38] révolte métaphysique dans ses effets bénéfiques sur le mal-être métaphysique. La révolte, explique en effet Camus, accepte de dire “oui” (106), c’est-à-dire qu’elle imagine la possibilité de dépasser la condition existentielle problématique et propose un plan d’action pour y parvenir. Et c’est par la création de nouveaux repères perceptifs dans la vie, comme le fait Baudelaire, que l’individu peut accéder de lui-même à un sentiment d’ordre et de stabilité existentiels. Ainsi se résume la quête de l’homme révolté: “[à] moins de fuir la réalité, il nous faut trouver en elle nos valeurs. Peuton [y] trouver la règle d’une conduite? Telle est la question posée par la révolte” (35). Chez Baudelaire c’est l’esthétique, avec ses codes perceptifs particuliers, qui se présente comme une nouvelle éthique de vie, un moyen d’accéder à la fois à un contentement de vivre et à une sérénité existentielle sans pareil. En arguant dans son “Hymne à la Beauté” que le beau est capable de rendre “L’univers moins hideux et les instants moins lourds” (1: 25), il conçoit en effet que la vision poétique détient le pouvoir de redonner goût à la vie. Cette revalorisation de l’existence se rencontre aussi logiquement dans l’esthétisation du mal: à travers l’œil du poète et ses nouvelles normes perceptives, affirme-t-on dans “Les Petites vieilles,” “tout, même l’horreur, tourne aux enchantements” (1: 89). Dans le cas de la thématique urbaine, le poète souligne la valeur de la sublimation esthétique dans un épilogue des Fleurs du mal où il apostrophe Paris, lui affirmant: “Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or” (1: 192). Le banal, le marginal et le démuni urbain se font en effet ici sources de plaisirs esthétiques et de joie uniques. Par exemple, un aspect du citadin aussi anodin que la mode contemporaine dégage ainsi une noblesse et un lyrisme inédits, de sorte à “nous faire voir et comprendre [. . .] combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies” (Baudelaire 2: 407). De même, des figures effacées et insignifiantes du paysage urbain acquièrent à travers l’esthétisation du vil un intérêt et une valeur inédits. C’est le cas des “Petites vieilles” qui errent dans les rues de Paris. Dans un hommage à “[c]es êtres singuliers, décrépits et charmants,” le poète dévoile les qualités cachées de ces “Monstres brisés, bossus / Ou tordus” (1: 89). Ces individus fantomatiques possèderaient, ne serait-ce que dans le regard, une vitalité, une joie de vivre et un charme sublimes. Comme le révèle le poète: “Tout cassés / Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, / [. . .] / Ils ont les yeux divins de la petite fille / Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit” (1: 89). La vue de ces vieilles femmes devient finalement un enchantement, alors que celles-ci représentent dès lors un des éléments intéressants et vibrants de la vie parisienne.

Outre de revaloriser l’existence contemporaine, l’esthétique baudelairienne possède le pouvoir d’ordonner et d’harmoniser le monde qui nous entoure, apaisant ainsi toute angoisse existentielle. À travers le regard poétique [End Page 39] souligne en effet Baudelaire, “[t]ous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée, se classent, se rangent, s’harmonisent [. . .]” (2: 694). L’esthétisation du mal est un outil d’unification sans pareil puisque ce procédé réunit ce qui semble le plus incompatible, à savoir le valorisé et le dénigré. Rapprocher et harmoniser, c’est bien le but de cette “union des contraires” qui “recèle une quête de l’unité originelle,” remarque Milat (573). Le poème “Rêve parisien” illustre clairement la manière dont l’esthétique du vil, par son pouvoir de réconcilier les oppositions, permet l’accès à un sentiment d’ordre et de stabilité existentiels bienfaisant. Ici un paysage sauvage, c’est-à-dire désordonné et incontrôlable, se transforme en un lieu symétrique et harmonieux à travers la vision poétique. Par le processus d’esthétisation, explique le poète, “J’avais banni de ces spectacles / Le végétal irrégulier” (1: 101). Et le résultat est jubilatoire. Autrefois angoissant, le “terrible paysage” se présente désormais comme un espace stable et serein: c’est une “enivrante monotonie” qui “ravit” l’artiste (1: 101).

En somme, l’esthétisation du mal possède les qualités d’une révolte métaphysique. En effet, ce processus est capable de lutter contre le malaise existentiel en redonnant au poète un sentiment de contentement et de sérénité de vivre. Le poème “Bénédiction” résume bien ces effets bénéfiques. D’une part, l’esthétique du vil permet de ressentir un plaisir hors du commun dans les choses les plus anodines. Ainsi le poète est-il à même de considérer un simple repas comme un festin digne des dieux puisque “[. . .] dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange / [il] Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil” (1: 7). D’autre part, la perception esthétique du monde a le pouvoir de rétablir une certaine harmonie cosmique. A travers sa vision en effet, le poète de “Bénédiction” construit un univers dont les éléments évoluent en osmose totale. Lui-même s’intègre complètement et harmonieusement à ce système, alors qu’“Il joue avec le vent, cause avec le nuage” (1: 8). Conséquence de ces joies et de cette stabilité, le poète est à même de dépasser son mal-être métaphysique, ne ressentant plus ni ennui ni angoisse existentiels. Il échappe au malaise de vivre dans “ce monde ennuyé” (1: 7) pour devenir “gai comme un oiseau des bois” et “serein” (1: 8).

Si la démarche esthétique baudelairienne se rapproche d’une révolte métaphysique de par ses effets, certaines de ses caractéristiques la distinguent cependant clairement d’une véritable révolte. Il s’agit en particulier de la place du divin et du manque d’universalité qui marquent la poétique de Baudelaire. Tout d’abord, Camus insiste sur le fait que la révolte, née de l’acceptation de l’absurde et de l’injuste de l’existence, se développe au sein d’un discours évacuant toute considération pour le divin. Il explique que “[s]i, dans le monde sacré, on ne trouve pas le problème de la révolte, c’est qu’en vérité on n’y trouve aucune problématique réelle, toutes les réponses [End Page 40] étant donnée en une fois” (34). Logiquement donc, “l’homme révolté est l’homme situé avant ou après le sacré, et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines” (34). Or, les considérations religieuses abondent encore dans les poèmes de Baudelaire, et ce même dans les textes qui remettent en cause l’existence ou l’omnipotence divine.6 C’est le cas de “L’Irrémédiable.” Ici, le poète relève la perte des valeurs ordonnatrices comme celles qu’offrait auparavant la foi, rejetant ainsi l’existence d’un guide divin. Cependant, il se rapporte encore à des points de repère religieux pour expliquer ce processus. Il utilise en effet la métaphore de la chute édénique pour décrire à la fois la perte des règles catégorisant le monde et la déchéance humaine qui en découle (1: 79). Dans la suite du texte, le poète répond à la désorientation dont souffre l’humanité en proposant une nouvelle norme de vie, démarche qui se pose aussi en rapport au religieux. De manière blasphématoire, il suggère d’embrasser le mal comme valeur existentielle suprême et de faire de cette “conscience dans le Mal” (1: 80) une règle de vie. En l’absence de toute direction divine, le maléfique deviendrait un “phare,” un “flambeau” (1: 80) éclairant l’humanité perdue.

Outre la présence toujours palpable d’une rhétorique religieuse, la limite à la nature révoltée de la poétique baudelairienne réside dans son manque d’impact collectif. Dans L’Homme révolté, Camus précise que “le mouvement de révolte n’est pas, dans son essence, un mouvement égoïste” (29) mais se base au contraire sur un sentiment de fraternité. Le révolté s’oppose à une situation humaine problématique au nom de la collectivité, semblant s’écrier par son geste dissident: “je me révolte donc nous sommes” (36). Or, la réaction baudelairienne face au mal-être existentiel est fondamentalement individuelle. Si le poète reconnaît l’universalité des problèmes métaphysiques,7 il conçoit la perception poétique, seule attitude capable de lutter contre ce malaise, comme uniquement accessible au poète. Pour Baudelaire en effet, la vision esthétique ne peut provenir que d’un de ces êtres artistes aux qualités prodigieuses. D’une part, ceux-ci possèdent une perception aiguë qui leur permet de ressentir le Beau idéal dans toute chose (Baudelaire 2: 330). D’autre part, ils font preuve d’une discipline et d’un dévouement rares grâce auxquels ils “régén[èrent leur] âme par le travail successif et la contemplation, par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention” (Baudelaire 1: 441). Il est à noter que Baudelaire explore l’idée d’un accès universel au monde poétique grâce aux produits enivrants comme l’alcool. Dans “Le Vin des chiffonniers” par exemple, il décrit ces marginaux comme capables de changer leur Paris fangeux et morbide en un espace de fête grâce à la “solennelle magie” (1: 106) que déclenche l’état d’ivresse. Dans ce cas néanmoins, l’individu ne possède aucune des qualités du vrai artiste. Sans don inné, “l’homme qui boit du [End Page 41] génie” (1: 379) n’affiche ni passion ni vocation artistique: il “demand[e] à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle” (1: 441). De plus, les résultats bienfaisants d’une telle vision sont moindres face à ceux qu’engendre l’expérience authentique du poète inspiré. Celuici est capable de dévoiler “un jardin de vraie beauté” tandis que l’usage de moyens artificiels ne mène qu’à “un faux bonheur et une fausse lumière” (1: 441). Les dons perceptifs du poète lui permettent donc bien de vivre dans un espace au-delà de l’ennui terrestre et de l’humanité commune, tandis qu’“audessous de lui, au pied de la montagne, dans les ronces et la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes, simule les grimaces de la jouissance [. . .]” par l’usage de produits enivrants (1: 441). Le poème “Une charogne” témoigne bien de la rareté du don poétique et de ses effets métaphysiques positifs. Illustration parfaite de l’esthétique du mal chez Baudelaire, ce texte met en scène un poète jouissant d’un plaisir esthétique et sensoriel sans mesure à la vue d’une carcasse en décomposition. À l’opposé sa compagne, au comble du dégoût et au bord de l’évanouissement, est incapable de tirer de cette scène un quelconque bien-être. Un jeu d’oppositions entre les vers de la quatrième strophe contraste bien les deux points de vue: “Et le ciel regardait la carcasse superbe / Comme une fleur s’épanouir. / La puanteur était si forte, que sur l’herbe / Vous crûtes vous évanouir” (1: 31).

Le poème “Bénédiction,” s’il permet d’illustrer en quoi les effets de l’esthétique baudelairienne s’assimilent à ceux d’une révolte métaphysique, soulignent aussi les différences fondamentales qui existent entre la démarche de Baudelaire et celle des véritables révoltés. Le titre même du texte évoque ce qui limite la version baudelairienne de révolte: l’attrait au divin et l’absence de considération universelle. “Bénédiction” témoigne en effet d’une présence de considérations religieuses dans l’appréhension des problèmes métaphysiques, ainsi que du caractère rare de la vision esthétique permettant d’échapper au malaise existentiel. Le texte présente en effet le poète comme un être élu “par un décret des puissances suprêmes” (1: 7). Celui-ci évolue dans l’existence “sous la tutelle invisible d’un Ange” (1: 7), présence surnaturelle qui lui montre la voie vers une perception satisfaisante du monde. Pour Baudelaire donc, le don de vision esthétique n’est attribué qu’à certains individus choisis, presque bénis: les artistes.

La version baudelairienne de révolte qu’incarne l’esthétique du mal se présente finalement comme partielle et limitée. Certes, elle vise à répondre au malaise métaphysique en constituant des normes perceptives qui permettent au poète de retrouver un sentiment de contentement et de paix existentiels. Cependant contrairement à la révolte authentique, elle n’est pas complètement exsangue de discours religieux et ne vise qu’à un soulagement individuel. À cet égard, la poétique du vil constitue une étape précurseur [End Page 42] de l’action véritablement révoltée. Celle-ci se présente sous la forme d’une quête d’un bien-être existentiel collectif au moyen d’une démarche vierge de tout appel à des pouvoirs extra-humains. Dans ce contexte, l’artiste révolté se fait guide et porte-parole de l’humanité, invitant par son art à adopter une perception du monde bénéfique à tous. Comme le remarque Camus, “[l]’artiste devient alors modèle, il se propose en exemple: l’art est sa morale. Avec lui commence l’âge des directeurs de conscience” (74). L’engagement des existentialistes, comme des surréalistes avant eux, témoigne de cette caractéristique des artistes de l’ère de la révolte.

Aurélie Van de Wiele
Department of French
Hamilton College

notes

1. 140. Dans une perspective existentialiste, l’angoisse que ressent le poète face à la gratuité de son existence se rattache à la conscience d’une liberté humaine absolue, exsangue de cadre et de limite. Sans prédestination ni norme ni juge universel, l’individu est seul tenu de choisir le déroulement de sa vie et ne peut échapper à sa responsabilité. “Il est libre, explique Sartre, cela veut dire qu’il ne peut trouver en lui ni hors de lui aucun recours contre sa liberté” (48). Dans cette optique, le gouffre baudelairien représente “l’existence libre” dit Blanchot (140), c’est-à-dire l’infini vertigineux et oppressant des choix qui se présentent à chacun.

2. Dans sa notice au poème “Le Gouffre,” Claude Pichois souligne une certaine ambiguïté dans le sens du dernier vers. En s’exclamant: “—Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres!” (1: 143), le poète regrette-t-il de ne pouvoir sortir du multiple et de l’existant incontrôlables (Pichois 1115)—interprétation que j’ai choisie? Ou au contraire, souhaite-t-il retourner à un monde mesurable, c’est-à-dire maîtrisable, et à l’essence de toute chose (Pichois 1116)? L’idée essentielle reste néanmoins la même dans les deux interprétations: la voix poétique se désole d’un manque de contrôle et de stabilité dans l’existence.

3. Le résultat de cette réunification des contraires par l’artifice poétique n’atteindra cependant jamais l’ordre idéal. Au sein du paradis terrestre à jamais perdu, l’unité est absolue, et l’harmonie règne de manière intrinsèque, naturelle et totale. Il se crée par exemple un accord parfait à la fois entre les quatre éléments—l’eau, l’air, le feu, la terre—, entre les sens et entre la nature et l’humain. Le poète chante les louanges de cet espace édénique disparu dans “La Vie antérieure,” un lieu où la mer, le ciel, le soleil et l’homme se répondent, se reflètent et se confondent: “Les houles, en roulant les images des cieux, / Mêlaient d’une façon solennelle et mystique / Les tout-puissants accords de leur riche musique / Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux” (1: 18). [End Page 43]

4. Remarquons que la présente étude traite de l’attitude révoltée de Baudelaire en tant que poète uniquement. En effet, s’il apparaît autonome et réactif face au chaos existentiel sur le terrain de la poésie, ce n’est pas le cas dans sa propre vie où il fait preuve d’un désir de statu quo et de conformisme. Ce sont les conclusions des réflexions existentialistes qui présentent l’individu-Baudelaire comme un homme de mauvaise foi. Celui-ci nierait toute liberté de choix et d’action dans son existence pour se conformer à des lois et des juges extérieurs. “En un mot, explique Blanchot, Baudelaire recule devant ce qu’il appelle le gouffre [. . .], et il cherche des garanties du côté d’une vérité ou d’une autorité objective, morale, sociale ou religieuse [. . .]” (140).

5. Camus relève, sans aller plus loin, l’intérêt esthétique de Baudelaire pour le mal, qualifiant l’écrivain de “poèt[e] du crime” (73).

6. Il faut remarquer que l’athéisme de Baudelaire s’accompagne d’un regret amer de n’avoir aucun guide existentiel, regret dont il fait part à sa mère dans une lettre: “Je désire de tout mon cœur (avec quelle sincérité, personne ne peut le savoir que moi!) croire qu’un être extérieur et invisible s’intéresse à ma destinée. Mais comment faire pour le croire” (Correspondance 151). Ce tourment pourrait justifier la présence sporadique de propos positifs sur la religion dans l’œuvre du poète.

7. Dans l’adresse “Au lecteur,” le poète considère son audience comme “[s]on semblable, [s]on frère” (1: 6) de par le mal-être existentiel qu’ils partagent.

ouvrages cités

Baudelaire, Charles. Correspondance. Ed. Claude Pichois. Vol. 2. Paris: Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade,” 1973.
———. Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. 2 vols. Paris: Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade,” 1975–76.
Blanchot, Maurice. La Part du feu. Paris: Gallimard, 1949.
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Milat, Christian. “Baudelaire, ou la dualité de l’artiste à la poursuite de l’unité primordiale.” Revue d’histoire littéraire de France 4 (juillet–août 1997): 571–88.
Pichois, Claude. “Notices, notes et variantes.” Baudelaire, Œuvres complètes 1: 787–1539.
Sartre, Jean-Paul. Baudelaire. Paris: Gallimard, 1947. [End Page 44]

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