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  • Rétif de La Bretonne spectateur nocturne: Une esthétique de la pauvreté by Philippe Barr
  • Françoise Le Borgne (bio)
Rétif de La Bretonne spectateur nocturne: Une esthétique de la pauvreté par Philippe Barr Amsterdam: Rodopi, 2012. 192pp. €40; US$54. ISBN 978-90-420-3539-3.

L’étude que Philippe Barr consacre aux Nuits de Paris de Rétif de La Bretonne constitue non seulement une synthèse passionnante sur les enjeux de cette série en quatorze volumes, publiée en 1788–89, mais aussi une tentative très convaincante de renouvellement des approches critiques consacrées à un auteur encore parfois considéré avec une certaine condescendance. À partir du constat de la prégnance des jugements tendant à [End Page 173] minimiser le pouvoir créateur de ce fils de laboureur, venu à la littérature grâce à son métier de prote d’imprimerie, Philippe Barr s’interroge sur la figure singulière du « Hibou spectateur nocturne », que Rétif place au cœur des Nuits de Paris, et propose d’envisager ce narrateur comme révélateur d’un projet littéraire retournant une marginalité de fait en revendication sociale et esthétique.

Cette « esthétique de la pauvreté », s’inscrit dans une filiation qui, d’après Philippe Barr, doit moins au Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire ou au Mercier du Tableau de Paris, qu’au genre littéraire initié par le Spectator d’Addison, né en Angleterre en 1711 et relayé en France par Le Spectateur français de Marivaux, publié de 1721 à 1724. Addison et Marivaux imposent en effet cette instance narrative ambivalente, « oscillant entre la misanthropie et la sociabilité, entre le rôle de spectateur et celui d’acteur » (35) et dénonçant les injustices sociales au nom d’une sympathie qui lui fait épouser la cause des plus démunis. Rétif investit et radicalise ce dispositif, faisant de son « spectateur nocturne » tout à la fois « le plus humain des hommes » et un « super héros », sortant de la réserve de ses prédécesseurs pour imposer l’idée d’un sacerdoce de l’écrivain en faveur des droits civils de ses concitoyens.

Après avoir présenté de manière très convaincante cette inscription générique, Philippe Barr en envisage la composante nocturne et en souligne le caractère dissident aussi bien sur le terrain philosophique que sur le terrain esthétique. La dénonciation des injustices qui minent le Paris de cette fin d’Ancien Régime rejoint la contestation d’un champ littéraire également grevé par les privilèges et le mépris. Contre le modèle des Lumières et les valeurs classiques pérennisées par les institutions monarchiques, l’auteur des Nuits de Paris rend ainsi hommage à des modèles alternatifs: le clair-obscur des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, qui intègre le désordre et l’artifice dans le projet philosophique et social, et le nocturne mélancolique et sublime d’Young et de Burke, qui impose contre la figure triomphante du philosophe éclairé un nouveau modèle de génie, sacrifiant la gloire à une exigence intérieure tout à la fois éthique et esthétique. L’animalisation du « spectateur » de Rétif, devenu le « Hibou », souligne cette revendication et contribue, comme l’écrit Philippe Barr, à l’élaboration d’« un topos appelé à un long avenir; celui de l’écrivain incompris et impropre à la vie en société qui, en dépit d’une véritable impuissance politique marquée dans son corps, est doté d’une vision qui symbolise sa grandeur méconnue » (98).

La construction de cette instance narrative intéresse d’autant plus Philippe Barr qu’elle lui permet de contester l’approche biographique qui prévaut bien souvent lorsqu’il est question de Rétif. Avec pertinence, cette « invention narrative de soi » (118) est mise en regard avec les inscriptions lapidaires que l’auteur des Nuits a pratiquées dans les années 1780 sur les parapets de l’Île Saint-Louis et analyse dans son [End Page 174] œuvre non comme une démarche intimiste mais comme...

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