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Reviewed by:
  • Against World Literature: On the Politics of Untranslatability by Emily Apter
  • Jean-Louis Cornille
Emily Apter. Against World Literature: On the Politics of Untranslatability. London, New York: Verso, 2013. Pp. 358. $29.95, £19.99.

Comment, sans trop errer, rendre compte en français d’un ouvrage écrit en anglais qui, justement, porte sur la notion quelque peu barbare d’intraductibilité : ce qui d’un texte ne cesse d’être mal traduit ou retraduit, et résiste ainsi au transfert auquel néanmoins il invite ? Heureusement, l’ouvrage en question nous met lui-même sur la voie, son intertexte théorique étant en large [End Page 118] partie composé de références « françaises ». De fait, Emily Apter emprunte à Barbara Cassin le terme d’ « intraduisible ». Jacques Derrida, bien sûr, n’est jamais loin, avec ses propos décapants sur « le monolinguisme de l’autre ». Édouard Glissant non plus, qui nous invitait à ne jamais écrire qu’en présence de toutes les langues du monde. Mais c’est surtout parmi les œuvres traduites que cette influence est la plus frappante : en effet, l’on trouve dans ce livre des analyses de l’Encyclopédie, de la traduction du « Bateau ivre » de Rimbaud proposée par Samuel Beckett, du premier roman de Flaubert tel que l’une des filles de Marx, Eléonore, le traduisit, enfin la mise en question d’une version anglaise du Deuxième sexe de Beauvoir. Sans oublier bien sûr, les traductions du « Corbeau » de Poe proposées par Baudelaire et Mallarmé, et qui, dans un cas comme dans l’autre, semblent réaliser une véritable dépossession du nom de l’auteur. Définie comme étant la seule forme légale du plagiat (on n’oubliera pas que le premier texte publié par Baudelaire n’était que la traduction d’un obscur ouvrage anglais), la traduction opère dans une zone extrêmement floue et peu franche du langage où les échanges se font dans les deux sens : l’intraduisible mène à la création innovante. Il n’est donc pas sûr que les noms d’auteurs demeurent entièrement intraduisibles. Aussi devrait-on pouvoir traiter les traductions comme des formes douces d’intertextualité.

Cette observation vaut aussi pour ce qui relève du métadiscours. Le taux d’intertextualité théorique dans le domaine de la traduction (et de sa relative impossibilité en littérature) a atteint une telle densité qu’il est devenu impossible d’émettre encore une idée sans citer plusieurs noms dans une même phrase : ce qu’on appelle en anglais « name-dropping » est ici élevé au rang de rhétorique. Opérant dans le cadre de la littérature comparée, qu’elle contribue à redéfinir, Emily Apter est amenée à mettre en question la notion si commode d’une « World Literature », transparente et accessible à tous, en s’intéressant aux concepts qui la fondent, en vue d’interroger plus avant les limites de la discipline comparatiste. D’où le titre résolument provocateur de son livre : Against World Literature—qu’on ne traduira pas par « Contre la littérature-monde », bien sûr, l’auteure s’insurgeant contre une conception unificatrice de la littérature mondiale. Car fort heureusement, l’ouvrage d’Emily Apter ne porte pas seulement sur la littérature. Ni exclusivement sur les théories de sa traduction. C’est même toute sa force que d’opérer sur plusieurs tableaux, et d’ouvrir des brèches sur le monde réel : c’est que la traduction a lieu partout. Le monde incessamment (se) traduit, mais toujours dans l’opacité. C’est en ce point qu’elle dépasse Franco Moretti et son géographisme littéraire, pour déboucher sur des questions de géopolitique auxquelles inévitablement se mêlent des questions de traduction : la situation palestinienne revient ainsi à plusieurs reprises, non le moins lorsqu’Apter évoque la réalité des « checkpoints » installés aux frontières les plus sensibles du monde. Il y a là peut-être une métaphore des difficultés rencontrées dans sa propre discipline : comment contourner ces tours de...

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