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  • « La pensée, ici indissociable du ‘panser’ » :la beauté transitionnelle de la littérature
  • Hélène Merlin-Kajman

LA LITTÉRATURE PENSE-T-ELLE, et comment la penser ? Ces deux questions ne gagnent peut-être pas à être liées. Il est indéniable que les humanités sont actuellement attaquées et déconsidérées. On leur oppose notamment l’utilité et l’impeccable rationalité (réelle ou fantasmée) des sciences dites « exactes ». Face à ces attaques, les littéraires sont tentés de défendre la littérature au motif qu’elle aiderait ceux qui la fréquentent à mieux penser le monde, notamment par la mise à distance des discours et des situations familières, de la doxa ou de l’idéologie : qu’elle développerait donc l’esprit critique du lecteur ; ou, plus récemment, qu’elle procurerait des émotions dont la culture occidentale aurait sous-estimé la fonction cognitive et éthique.

Rien de cela, évidemment, ne me semble faux. Je voudrais cependant emprunter une autre voie et réfléchir sur le partage transitionnel que la littérature peut instaurer, du moins sous certaines conditions qui dépendent de ses « passeurs » non moins que de ses textes.

Je partirai de la lecture que Louis Marin a faite d’une fable de La Fontaine, pas n’importe laquelle il est vrai puisqu’il s’agit d’une méta-fable intitulée « Le Pouvoir des fables » (Livre VIII, 9) et publiée en 1678 dans le second recueil des Fables1. Composée de deux parties, une dédicace de trente-trois vers adressée à M. de Barillon, alors ambassadeur de France en Angleterre dans un climat de grande tension entre les deux pays, et l’apologue proprement dit, la fable les met en rapport d’abord sur le mode de la disproportion entre « la qualité d’ambassadeur » du dédicataire et les « contes vulgaires » en quoi consistent les apologues2, puis au contraire sur le mode d’une correspondance entre cet apologue particulier et le dédicataire : « Son sujet vous convient », affirme le fabuliste. Et de fait, l’apologue redouble lui-même ce jeu entre proportion et disproportion puisqu’il met en scène un orateur grec (Démosthène, peut-on présumer) exhortant le peuple athénien dans un contexte de « patrie en danger ». La convenance saute aux yeux, le personnage et la situation de la fable pouvant aisément renvoyer à la situation de l’ambassadeur, à qui du reste le fabuliste écrit : « [E]mpêchez qu’on ne nous mette/ Toute l’Europe sur nos bras » (La Fontaine 295, v. 10-11). Mais la persuasion par l’éloquence échoue, malgré le recours au sublime : [End Page 14]

On ne l’écoutait pas : l’orateur recourut        À ces figures violentesQui savent exciter les âmes les plus lentes.Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.Le vent emporta tout

(La Fontaine 296, v. 39-43)

L’orateur va alors passer par un détour, et c’est ici que s’engouffre une double inconvenance : lui-même va quitter le haut style pour une fable sans exemplarité, tandis que pour le lecteur, la correspondance établie entre M. de Barillon et le sujet de la fable s’obscurcit :

Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour        Avec l’Anguille et l’Hirondelle :Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant,        Comme l’Hirondelle en volant,Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instantCria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ?

(La Fontaine 296, v. 48-54)

Cette fois-ci, par la grâce d’une personnification animale qui n’aura pas de clef allégorique, le charme a pris, « l’animal aux têtes frivoles » se laisse capter par la frivolité de la fable et l’efficacité de son moteur dramatique. Dénommé alors « assemblée », il devient un vrai peuple, en somme, réuni autour d’une préoccupation commune. L’orateur reconvertit aussitôt sa parole et s’exclame : « Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? ». La morale...

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