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  • Emprunt et bricolageTraces mémorielles de la Shoah dans Drancy Avenir et Jan Karski1
  • Evelyne Ledoux-Beaugrand

La disparition prochaine de la mémoire vive de l’entreprise génocidaire nazie amène aujourd’hui son lot d’expérimentations visuelles et textuelles qui interrogent la persistance des traces de la Shoah dans l’espace contemporain. “[E]xpériences du présent” (Réra 11), puisqu’elles cherchent moins à comprendre et représenter le passé tel qu’il a été qu’à prendre la mesure de ce qu’il en reste dans le présent, ces œuvres narratives et visuelles sont le fait d’auteurs et de créateurs qui n’ont de la Shoah qu’une connaissance médiate, portée surtout par ses représentations. Parmi ce vaste corpus, le film Drancy Avenir d’Arnaud des Pallières, sorti sur les écrans en 1996, et le roman Jan Karski de Yannick Haenel, paru en 2009, retiennent ici mon attention. Leurs dispositifs quasi intégraux d’emprunt à des traces discursives liées de près ou de loin à la Shoah, la façon dont le film et le roman anticipent l’entrée dans une ère sans témoin direct, ainsi que le rapport affiliatif qui lie des Pallières et Haenel à la mémoire de la Shoah, invitent à lire ensemble des œuvres relevant de médias différents.

Ces œuvres façonnent une mémoire du génocide des Juifs d’Europe à partir d’un ensemble de traces discursives et filmiques bricolées de sorte à infléchir leurs propos vers des considérations absentes des intertextes. La présente analyse du film de des Pallières et du roman de Haenel s’attache aux enjeux mémoriels soulevés par les dispositifs de l’emprunt sur lesquels se fondent ces œuvres et convoque à cet effet la notion de bricolage développée par Michel de Certeau dans le contexte de la culture de consommation. L’idée du bricolage comme pratique créatrice reposant sur “des opérations d’emploi—plutôt de réemploi” (52) d’éléments culturels par des “pratiquants” qui n’en sont pas les “fabricateurs” (xxxviii) intervient dans le contexte particulier d’une “culture de l’Holocauste.”2 Chez Certeau, le bricolage prend place parmi les “arts de faire,” un ensemble de pratiques permettant aux destinataires [End Page 143] de la culture de générer une “production secondaire” (xx–viii), et s’inscrit plus précisément dans la réfutation de la thèse identifiant les consommateurs à des récepteurs passifs. Inspiré des travaux de Certeau, le postulat adopté est cependant un peu différent et se formule ainsi: pour des Pallières et Haenel, la production d’un discours mémoriel sur la Shoah s’avère tributaire d’une posture de consommateur de la “culture de l’Holocauste,” syntagme qui désigne ici les discours et représentations nés dans le sillage de la destruction incommensurable qu’est l’extermination.

Héritiers culturels

En plus du travail d’emprunt à des sources discursives et filmiques relatives au génocide des Juifs d’Europe, Drancy Avenir et Jan Karski sont liés par la posture qu’occupent leurs auteurs vis-à-vis de la mémoire de la Shoah. Ni enfants ou petits-enfants de victimes ou de rescapés, ni même juifs, des Pallières et Haenel sont cependant les héritiers culturels de cette mémoire. Marianne Hirsch distingue deux types de rapports à la mémoire de l’Holocauste chez les générations d’après. Le premier implique une double transmission, à la fois familiale et culturelle. Pour les sujets en posture “familiale,” la transmission parentale de l’histoire traumatique se double d’une transmission culturelle effectuée entre autres par le biais des représentations de l’Holocauste. Cette posture implique une certaine forme d’obligation face à un passé familial en souffrance. En revanche, seule la dimension culturelle et volontaire opère dans les œuvres produites par des sujets n’entretenant avec la mémoire de la Shoah que des rapports affiliatifs. L’engagement affectif et subjectif de des Pallières et de Haenel avec...

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