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  • Une colère d’orgues : Pascal Quignard et la musique by Philippe Bonnefis
  • Bruno Chaouat
Philippe Bonnefis. Une colère d’orgues : Pascal Quignard et la musique. Paris : Éditions Galilée, 2013. Pp. 149.

L’orgue, cet instrument plein de morgue et tout bouffi d’orgueil, je m’en suis toujours quelque peu méfié, à l’ogresque machine dentue préférant, par exemple, la dentelle du clavecin. Je sais gré au nouvel essai de Philippe Bonnefis, son second livre consacré à Pascal Quignard (a sequel, en quelque sorte, à Pascal Quignard, son nom seul [Galilée, 2001]), de me confirmer dans ma méfiance, et d’en articuler les raisons imaginaires et inconscientes. L’orgue, dans la lecture que Philippe Bonnefis fait de la place qu’il occupe dans l’œuvre de Quignard, et de la relation que l’écrivain entretient avec la chose sonore, est le site d’un traumatisme ou d’une scène primitive. Scène primitive, ou, comme le formulait Otto Rank, et quelque crédit clinique qu’on accorde à ce concept, pourvu qu’on en reconnaisse la valeur imaginaire et littéraire, « traumatisme de la naissance ». Ainsi, nous dit Philippe Bonnefis, l’orgue fait retentir « le soufflet de forge de la pulmonation, la bourrasque qui d’un seul coup suffoque le nouveau-né, et puis le bruit, le bruit surtout, les éclats, le tintamarre des voix tonitruantes qui accompagnent son premier saut dans l’air atmosphérique. » (63)

Enfer de l’orgue, tintamarre, bruit et fureur, noise qui renvoie le sujet, l’auditeur, le lecteur, au « tarabustant d’avant le langage. » (39) Ce tarabustage donne lieu à l’introït hirsute et haletant de l’essai, où l’auteur répercute la sauvagerie dont est tramée toute langue humaine, cette terreur muette, inarticulée qui transit le logos. Bêlement, bestialité du langage : le livre s’ouvre ainsi sur une toccata en « bé » (« bélier », « bêlement », « béer », « bègue », « bête », etc.). Comme si les langues humaines, trop humaines, s’enlevaient sur fond de ahanement, de halètement, se détachaient sur une béance que nulle hominisation, nul nomos, nul ordre symbolique, ne sauraient définitivement surmonter. On ne s’étonnera guère, dès lors, que l’essayiste recoure, dans son ouverture, à Renart, Pathelin, à La Fontaine, aux fables animalières, qu’il nous plonge dès le seuil du livre dans les balbutiements de la littérature occidentale : Ésope, l’esclave phrygien, nous rappelle La Fontaine, n’était-il pas difforme et laid, « ayant à peine figure d’homme », et privé de parole (Vie d’Ésope) ? Le père des fables, c’est-à-dire de la parole même—fari, c’est parler, rappelle Philippe Bonnefis (35)—, esclave inhumain et muet. Autant dit barbare.

Mais la Loi, aussi bien, ne fut-elle pas donnée, ordonnée aux Hébreux par l’entremise d’un bègue ? Et si, nous souffle Philippe Bonnefis, l’obédience de l’ouïe, l’obéissance, ressortissait à ce bégaiement, à cette boiterie dans la langue ? Philippe Bonnefis n’a de cesse de nous dire que l’ouïe oblige, qu’elle est une contrainte, qu’elle adresse une demande exorbitante à laquelle le sujet ne peut répondre : « Musique, dire ce qui lie. Littérature : ce qui délie. » (143) Par la bande, Bonnefis suggère que l’écriture incarnerait pour Quignard une manière de ruser avec l’impossible ligature, l’impératif auquel la musique, comme la Loi, l’astreint, du fond d’un passé effroyablement ancien.

S’aboucher à l’orgue, c’est, en outre, s’exposer au risque d’une dissolution. Or cette terreur panique d’une désubjectivation, d’une perte du principe de séparation ou d’individuation, est aussi désir de retour à la matrice, à la mère sonore et dévorante. On sait, en effet, et Philippe Bonnefis le confirme, que la relation de Quignard à la chose musicale est de « hainamoration » (120). En sorte que se dissoudre dans la musique, s’y noyer, pourrait bien constituer l’horizon de l’imaginaire musical de l’écrivain. Aérophobie de Quignard, diagnostique Philippe Bonnefis, dans une approche critique qui...

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