In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • La démocratie, ruine de l’écologie ?1
  • Éloi Laurent (bio)

La démocratie est-elle bonne pour l’écologie ? Répondre à cette interrogation suppose d’engager une discussion théorique avec les nombreuses voix qui dénoncent l’inadaptation du régime démocratique aux enjeux environnementaux depuis une quarantaine d’années au moins. Pour voir plus clair dans les arguments avancés par les différents courants de pensée et tenter d’y répondre en détail, on propose ici de distinguer une critique éthique, une critique institutionnelle et une critique économique de la démocratie dans sa dimension écologique. On ajoute à ce débat théorique un prolongement empirique, en recensant les enseignements de certains épisodes historiques significatifs et en passant en revue les résultats des études quantitatives existantes sur le sujet.

La démocratie en procès écologique

La première charge, éthique, contre la démocratie découle de l’argument de la « tragédie des biens communs » d’Hardin (1968). La liberté qu’ont les hommes de poursuivre leur intérêt individuel engendre dans cette vision la ruine écologique, contrairement à l’harmonie sociale imaginée par Adam Smith et l’école libérale anglaise. Dans la conception d’Hardin, la centralisation administrative (la régulation imposée par la puissance publique), doit fixer les bornes douloureuses à la satisfaction de désirs individuels inépuisables, afin d’assurer la survie de l’espère. Il n’y a qu’un pas de l’encadrement des [End Page 133] libertés à la privation de celles-ci, pas que franchit Hans Jonas au chapitre V du Principe Responsabilité (1998) : puisque livrés à euxmêmes les hommes ne peuvent apprendre la tempérance et la modération, il faudra la leur imposer, au besoin par la force. C’est une élite éclairée, décidant pour le peuple et au nom de son bien, qui doit prendre en charge les destinées humaines pour éviter la catastrophe écologique. L’autocratie écologique a, selon Jonas, ses « avantages » au nom desquels il importe de se passer du « consentement préalable de la base » pour installer une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses » qui emprunte au communisme sa « morale ascétique» pour contrer un capitalisme « démocratique et libéral »2.

L’argument glaçant de Jonas a le mérite de la clarté : la démocratie libérale a pour ambition de protéger les libertés individuelles et d’intervenir le moins possible dans les comportements et les attitudes des citoyens. Or, la solution aux crises écologiques suppose justement des changements radicaux et urgents de ces comportements et de ces attitudes. Si l’on veut vraiment résoudre nos crises écologiques à temps, il faudra donc se passer du consentement des citoyens. C’est une argumentation voisine que l’on retrouve chez William Ophuls3, qui évoque la prise de pouvoir de « l’écologiste roi » ou encore chez Robert Heilbroner qui prédit à l’humanité un « changement convulsif » faute d’avoir su modérer la croissance de l’économie4. Dans la période récente, cette ligne d’analyse se trouve prolongée chez Joseph Wayne Smith5 qui pose la question rhétorique suivante : « Supposons que vous soyez un patient qui requiert des soins intensifs ; préférez-vous que les décisions touchant à votre santé soient prises par un médecin ou par une commission démocratique ? ». Le pouvoir doit, pour le bien commun, passer des mains de citoyens irresponsables à celles d’experts bienveillants.

La critique institutionnelle de la démocratie, voisine de la critique éthique, ne s’appuie pas comme elle sur le fondement libéral du régime démocratique, mais sur son incapacité à promouvoir une action collective efficace en faveur de la préservation environnementale. On oppose alors à la démocratie deux critiques contradictoires : sa myopie et sa lenteur. La démocratie se voit accusée d’être à la fois paralysée par ses lourdeurs et frénétiquement obsédée par le court terme. Ces critiques, en apparence plus douces que les critiques éthiques, n’en aboutissent pas...

pdf

Share