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  • Jean Starobinski :l’art et la manière
  • Jean-Claude Bonnet (bio)

On invoque souvent l’« école de Genève » pour rendre compte de sympathies et de synergies entre des critiques de générations différentes. Il y eut certes des collaborations nécessaires et fructueuses entre les éditeurs des œuvres de Rousseau pour la Bibliothèque de la Pléiade (Marcel Raymond, Bernard Gagnebin, puis Jean Starobinski). Mais ce n’est pas dans l’appartenance à une école genevoise, assez difficile à cerner, qu’on trouvera ce qui fait le style et la singularité de ce dernier. Il est plus éclairant pour cela de prendre en considération le brillant trio que formèrent Jean Starobinski et ses deux complices à l’université de Genève : Jean Rousset et Bronislaw Baczko. C’est surtout de leurs différences que ces trois grands professeurs s’enrichirent durant de longues années. Jean Rousset a écrit de remarquables ouvrages comme Circé et le paon ou Forme et signification qui s’imposa, en 1962, comme un livre fondateur et qui reste de nos jours un classique de la critique. Cependant si Jean Rousset a montré une intelligence aiguë et une extraordinaire malice dans ses investigations, il n’a jamais tenté de mettre en scène son aventure critique à la façon de Jean Starobinski : ce dernier a toujours su, quant à lui, conférer à cet exercice le plus grand éclat.

De ce point de vue, le célèbre commentaire de l’épisode du dîner de Turin dans les Confessions (où le jeune Jean-Jacques triomphe en déchiffrant la devise de la maison de Solar) a quelque chose d’exemplaire pour la démarche de Jean Starobinski qui conclut ainsi son analyse : « Le dîner de Turin, tel que Rousseau nous le raconte, peut donc nous apparaître comme l’anticipation symbolique du rapport [End Page 839] (de séduction, de prestige) de l’écrivain à son public1». À l’évidence le commentaire de cet épisode est pour Jean Starobinski une façon de mettre en abyme ce dont il est lui-même capable. Et il est vrai qu’il a toujours été attendu et désiré à la fois comme critique et comme conférencier. On lui a immédiatement reconnu l’art et la séduction du grand interprète. Dans sa façon de cheminer dans les textes, il est, de fait, constamment gratifié d’une sorte de kairos herméneutique. Il y a des raisons à ces bonheurs-là. Ils ne tiennent pas à la seule inspiration, mais au fait que Jean Starobinski a su très tôt inventer sa méthode et trouver ses repères et son ancrage dans le XVIIIe siècle. Le séjour à Hopkins, le seul long séjour que Jean Starobinski ait passé à l’étranger, a été tout à fait décisif dans sa formation. Cet épisode de sa jeunesse fut indiscutablement un moment essentiel pour ses apprentissages.

C’est toujours une chance d’avoir au début d’une carrière quelques bonnes fées qui se penchent sur votre berceau. Jean Starobinski bénéficia pour sa part du soutien actif de quelques aînés. Georges Poulet le fit inviter à Hopkins où il rencontra Léo Spitzer. Dans la thèse sur Rousseau qu’il rédigeait alors et qui s’imposera comme son plus grand livre, il put ainsi croiser les acquis de sa formation psychiatrique et ceux d’une stylistique fondée sur une lecture immanente. Loin de s’intéresser exclusivement à la pathologie de Rousseau, Jean Starobinski invente une façon de le lire qui restitue tout à la fois sa part évidente de mélancolie, mais aussi le « ravissant bonheur » dont il s’est réclamé à la fin de sa vie. Réunir l’approche clinique et l’attitude critique, voilà ce qui intéressa manifestement plus que toute autre chose Jean Starobinski à ses débuts. Il décida alors que son XVIIIe siècle, ce ne serait pas Voltaire sans doute trop classique à ses yeux et trop obsédé du grand siècle, ni Sade dont il ne subit jamais la fascination, et encore moins cette litt...

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