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  • Allegro Barbaro, la violence en prose
  • Jacques Neefs (bio)

Salammbô est un livre de massacres, d’un bout à l’autre. « D’un bout à l’autre, c’est couleur de sang », écrivait Flaubert à Théophile Gautier, le 27 janvier 18591. On tue en effet beaucoup dans ce roman. Les massacres s’intensifient dans le cours du livre, comme si celui-ci avait pour but d’en étendre la leçon jusqu’à l’absolu de la violence, pour en faire le terreau humain. Massacres guerriers, massacres sacrés, destructions réciproques, destructions de soi, on peut se demander à quel « devoir » Flaubert s’est senti là obligé, en portant l’art de la prose moderne dont il se voulait l’inventeur, au plus profond de l’histoire, pour y déceler et en exprimer les capacités infinies de destruction et de terreur qui « illustrent » l’aventure des hommes. La figure du Barbare est là tout entière, puissante, pour porter ce roman de l’ennemi, de l’autre ennemi – mais également l’ennemi de soi-même, le contre soi.

Le propos du livre est en effet de produire la contagion de la violence, l’échange des barbaries. Simone Weil, à propos de L’Iliade, présente le poème d’Homère comme le poème de la force. Le poème montre, souligne-t-elle, que cette force devenue violence affectent ceux qui l’exercent aussi bien que ceux qui la subissent : « [ … ] la violence écrase ceux qu’elle touche. Elle finit par apparaître extérieure à celui qui la manie comme à celui qui la souffre ; alors naît l’idée d’un destin sous lequel les bourreaux et les victimes sont pareillement innocents, les vainqueurs et les vaincus frères dans la même misère2. » [End Page 744] Salammbô est bien un vaste poème narratif sur l’exercice sans terme de la brutalité partagée que constituent les purs rapports de force : « Telle est la nature de la force. Le pouvoir qu’elle possède de transformer les hommes en choses est double et s’exerce des deux côtés ; elle pétrifie différemment, mais également, les âmes de ceux qui la manient. » Autre chose que résolution et intelligence se joue au cœur des batailles, nous montre encore L’Iliade, selon Simone Weil : « Les batailles ne se décident pas entre hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l’exécutent, mais entre hommes dépouillés de ces facultés, transformés, tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan. »3. C’est une telle forme d’épopée moderne de la violence radicale, continue, et de la réduction des humains à l’état de matière inerte ou de bête sauvage4, que Flaubert compose avec Salammbô.

Cette violence, il est particulièrement intéressant que Flaubert l’ait cherchée dans les ruines d’une société historiquement connue comme destinée à la ruine : Carthage. On peut penser que le célèbre « Carthago delenda est » de Caton L’Ancien et de la troisième Guerre Punique a pesé dans le choix par Flaubert de ce lieu de l’Antiquité, encore très obscur en son temps (« une des époques les plus inconnues de l’Antiquité », écrit Flaubert dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, le 18 mars 18575, alors qu’il en est au tout début de la conception du roman). Il inscrit d’ailleurs la vision de ce destin de ruines dans la fiction elle-même, par les paroles lancées par Hamilcar devant le Sénat :

Hamilcar, emporté par un esprit, continuait [ … ] : “Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos charriots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n’y aura plus que le cri des aigles et l’amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage !6

Mais surtout, le choix de Carthage permet un déplacement radical du point de vue, contre la tradition historique de l’histoire...

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