In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Salammbô :Un roman à la limite du roman
  • Isabelle Daunais (bio)

Dès sa publication, Salammbô est apparu, à ses principaux commentateurs, comme un roman qui n’en était pas tout à fait un. Pour Sainte-Beuve, Salammbô est un « poème en prose » aussi bien qu’un roman. Théophile Gautier ne voit, quant à lui, aucun mélange des genres : « Ce n’est pas un livre d’histoire, ce n’est pas un roman : c’est un poème en prose » (Le Moniteur officiel, 22 décembre 1862), tandis que George Sand compare le roman à L’Enfer de Dante et parle de Flaubert comme d’un « conteur » (La Presse, 27 janvier 1863)1. Cette dernière interprétation n’est pas étonnante tant l’intrigue de Salammbô, psychologiquement peu développée, construite par saillies et relayée par une série d’images fortes perçues comme mémorables au sein même du récit, ressemble à celle des contes. Sa fonction est d’ailleurs plus proche de celle que Walter Benjamin, dans son article sur la figure du « conteur », assignait au récit (ou à la narration) que de celle qu’il attribuait au roman : « D’un côté “le sens de la vie”, de l’autre “la morale de l’histoire” ; ces deux mots d’ordre opposent le roman et le récit, et signalent le statut historique entièrement différent que revêt chacune de ces formes d’art2 » (dans sa propre traduction de ce texte, Benjamin parle du « sens d’une vie » et de « la morale [End Page 683] d’une histoire3 »). Il est en effet difficile, à propos des personnages de Salammbô, de parler du sens de la vie (et encore moins du sens d’une vie), comme on peut en parler à propos d’Emma Bovary, de Frédéric Moreau ou même de Bouvard et Pécuchet. Il est plus aisé de voir à la fin de Salammbô, une fois le livre refermé, la morale d’une histoire, que ce soit celle de l’orgueil déchu, du triomphe des forts, des lois implacables de la guerre ou, si l’on adopte un point de vue « carthaginois », de la puissance des dieux. On peut aussi, à l’instar de Théophile Gautier et de Sainte-Beuve, conclure que Salammbô, avec ses effets de rythme et de répétition, tient davantage (ou au moins tout autant) du poème en prose que du roman, et que sa matière, aussi concrète soit-elle dans ses éléments particuliers, reste globalement étrangère à la réalité qu’elle cherche à représenter. Bref, il n’est pas facile de reconnaître spontanément Salammbô comme un roman, ou entièrement comme un roman, et plus encore de le reconnaître comme un repère ou un jalon pour notre compréhension de l’art romanesque.

Dans sa réponse aux nombreux reproches que lui adresse Sainte-Beuve dans son long article du Constitutionnel (8, 15, 22 décembre 1862), Flaubert reconnaît d’ailleurs lui-même, bien que sans le formuler comme tel, la difficulté de lire son roman comme un roman, difficulté qui tient à ce que son héroïne n’est pas ce qu’on reconnaît habituellement comme un personnage romanesque. Au critique qui déplore que Salammbô soit trop romantique, Flaubert répond qu’elle l’est au contraire trop peu :

Elle ressemble selon vous à « une Elvire sentimentale », à Velléda, à Bovary. Mais non ! Velléda est active, intelligente, européenne. Mme Bovary est agitée par des passions multiples : Salammbô au contraire demeure clouée par l’idée fixe. C’est une maniaque, une espèce de sainte Thérèse ? N’importe ! Je ne suis pas sûr de sa réalité ; car ni moi, ni vous, ni personne, aucun Ancien et aucun Moderne, ne peut connaître la femme orientale par la raison qu’il est impossible de la fréquenter4.

Flaubert répète ici une explication qu’il avait déjà formulée dans une lettre à Ernest Feydeau, en août 1859, au moment de la rédaction du roman : « Je commence à voir un peu...

pdf

Share