In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

Une utopie inquiète: Les Lettres de Malaisie de Paul Adam (1898) Nadia Minerva E NTRE UTOPIE ET DYSTOPIE—Utopie ou dystopie: l’alterna­ tive paraîtrait ne ménager aucun espace de médiation, aucun com­ promis. Dans notre domaine, les intentions de l’écrivain se mani­ festent généralement de façon à ne laisser subsister aucun doute: un ouvrage est utopique ou dystopique, suivant que son auteur transmet un message positif, de confiance et d’espoir, ou un message négatif, de méfiance et de crainte. Utopie et dystopie présentent toutes deux la réalisation d’un projet ou d’un programme; l’une le montre comme désirable, comme la meilleure des solutions possibles, l’autre dévoile ses faux-semblants, alerte sur ses pièges secrets, invite à le considérer comme un enfer et à conjurer les périlleuses promesses de l’utopie. Mais, que penser si le message est ambigu, comme dans les Lettres de Malaisie? Ce bref roman épistolaire, que Paul Adam a publié en 1898—deux ans après une autre expérience littéraire semblable, celle de Cœurs nouveaux—est en effet une étrange utopie où, dès le début, est formulée une déclaration explicite d’appartenance à un genre littéraire à la con­ figuration nette et aux traits distincts, qui, depuis son apparition quel­ ques siècles plut tôt, s’était rarement éloigné du schéma proposé par le texte éponyme. Cet acte de sujétion est sanctionné par bien des signes de fidélité: puisqu’il monte un cadre utopique, Paul Adam exploite sys­ tématiquement les stéréotypes du genre, met à contribution ses stratégies littéraires les plus usuelles, cultive ses traits stylistiques les plus familiers. Mais cette adhésion inconditionnelle à une tradition solide, qui, depuis longtemps, ne réservait plus de surprises, s’accompagne, dans les Lettres de Malaisie, de l’éclatement du modèle proposé, du démontage impitoya­ ble de quelques-uns de ses rouages, de la négation paradoxale de quelques-uns de ses principes et de maints effets de surprise, de façon à présenter, du modèle utopique, l’endroit et l’envers, le souhaitable et le redoutable. Hommage à la tradition utopique et mise en question de ses vices cachés, les Lettres de Malaisie sont donc un curieux ouvrage qui peut déconcerter le lecteur moderne. Le livre fermé, on ne sait comment le ranger, avec les utopies, à côté de Fénelon et de Cabet (le choix de ces Vol. XXXIV, No. 4 77 L ’E s pr it C r éa te u r deux noms, on le verra, n’est pas dû au hasard) ou sur le rayon des dystopies . Les Lettres de Malaisie semblent en effet tenir un juste milieu entre la tendance constructive de l’utopie soutenue par la conviction que l’homme et le monde peuvent être améliorés par une organisation sociale correcte, et la tendance critique et destructive de la dystopie qui nie le modèle de perfectibilité et toute possibilité de programmation positive de l’avenir. Rassurés par leur allure et leur ton non équivoques, par leur “ dessein positif” , 1 les contemporains de Paul Adam ne nourrissaient pas de doutes sur la nature des Lettres et plaçaient bel et bien leur auteur à côté des bâtisseurs de la “cité du rêve” : Platon, More, Campanella, Fénelon, Cabet, Mercier, Morris... Anatole France, à qui nous sommes redevables du classement de Paul Adam parmi ces illustres prédécesseurs, ne pouvait pas présager que les “ prophéties” négatives finiraient par prévaloir sur les “ prophéties” positives, et qu’une nouvelle veine se détacherait de plus en plus nettement du grand courant de l’utopie, pour en créer un, autonome, de signe contraire. Cette veine pessimiste de l’imaginaire, qu’on pourrait croire l’apanage de la dystopie du XXe, n’est cependant pas neuve au temps de Paul Adam. Née au cœur même de ce Siècle des Lumières qui avait été l’âge d’or de la spéculation utopique,2la mise en...

pdf

Share