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Chef-d’œuvre et art poétique: Enfance Bettina L. Knapp E NFANCE (1983), le chef-d’œuvre de Sarraute, est également un art poétique.1II est unique. C’est une purification, voire une dis­ tillation au sens alchimique du mot, de ses écrits antérieurs. Point de tours de force stylistiques ou rhétoriques. Elaguées également les stratégies verbales et structurales. Le texte est dépouillé de locutions imagées, de vocables complexes, de raffinements phonétiques. De simples bribes de phrases nous restent, émises par des êtres toujours désincarnés, mais qui respirent l’authenticité. Sarraute ne cherche plus à faire du nouveau. Pourtant tout est nouveau. Loin de ressembler à aucune autre autobiographie ou recueil de souvenirs—Rousseau, Sand, Gide, etc.—Enfance vit par sa transparence et sa luminosité. Résultat en partie de meurtrissures affectives suppurantes, révelées par des tropismes, Enfance comprend des souvenirs, de brefs mono­ logues, des dialogues, et des morceaux narratifs éparpillés à travers le texte. Les menues ou éclatantes résonances verbales qu’entend le lecteur, se rapportent à la famille et aux connaissances de Sarraute. Une mère russe remariée et retournée dans son pays en 1914, que l’enfant voyait de temps en temps en Suisse, à Paris, et en Russie, et de qui elle se sentait abandonnée. Un père, également remarié, resté à Paris. Distant certes, surtout quand sa femme est présente, il est le seul être à qui la petite Nathalie se sent attachée par un lien indissoluble. Grâce à “son soutien total, sans condition” , que d’“autres appellent l’amour—mais ce qui entre [eux] ne se nomme pas”—elle sait que sa vie à elle lui était “aussi essentielle... plus peut-être que la sienne” (167). A l’objectivité des œuvres antérieures s’ajoute, dans Enfance, une nouvelle virtuosité, motivée non par désir de montrer une technique sans pareille, mais par un savoir, une sagesse, et une parfaite maîtrise de son art. En ressuscitant des éléments de son passé, l’artiste a respecté le détachement nécessaire, sans chercher à exclure le sentiment. Là où il y avait clivage entre l’intellectuel et l’affectif, il y a maintenant unité. La forme et le fond ce sont soudés. Elle a permis à sa douleur de se montrer, de sortir de ses recoins d’ombre où elle habitait depuis sa plus tendre enfance, de se montrer sur la page blanche—de façon discrète, en méta­ phores et en analogies. Comme sur une nacre, des reflets irisés émanant VOL. XXXIV, No. 3 49 L ’E sprit Créateur à'Enfance, changent selon le point de vue du lecteur et la luminosité des lieux. Le texte devient un palimpseste. Sarraute n’avait plus besoin de sejustifier, ni de faire valoir son point de vue théorique. Comme l’Ecrivain de Entre la vie et la mort, elle avait terminé son rite de passage. Déguiser ses sentiments par une technique verbale, se barricader de rhétorique, ou de couches phonémiques n’était plus de rigueur. Elle pouvait enfin être elle-même, se libérer de la peur et de l’incertitude qui l’avaient happée. Mobile, lucide, et poétique, sans le moindre pathos, elle permet au lecteur d’absorber et de savourer les mots/objets/sensations qui tapissent ses souvenirs, d’autant plus puis­ samment qu’à travers ses affres, Sarraute s’est humanisée. Le sang s’échauffe dans Enfance, jamais ouvertement, mais de façon nuancée, en profondeur, du fait qu’il est issu d’une expérience vécue réellement et non pas d’une construction intellectuelle. L’alchimiste Sarraute a créé sa Pierre Philosophale. Les analogies dont elle se sert pour exprimer ses sentiments ainsi que les principes de son art poétique, expliquent également les transforma­ tions qui sont apparues au long de ses écrits. Une anecdote en offre l’exemple. Sa mère lui avait dit de bien mastiquer sa nourriture jusqu’à ce qu’elle devienne liquide comme la soupe. Mais la petite résiste. Elle refuse carrément de desserrer les lèvres pour...

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