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Traduire les Sonnets de Shakespeare Yves Bonnefoy JE DOIS QUELQUES EXPLICATIONS à mon lecteur, qui s’étonnera que mes traductions aient jusqu’à dix-sept ou dix-huit vers quand un sonnet, par définition, n’en a que quatorze: nombre que tous ceux qui veulent traduire Shakespeare semblent d’ailleurs avoir à cœur de préserver, quand ils ne se résignent pas à la prose. Mais que l’on s’astreigne aux quatorze vers lorsque l’on est déjà dans l’obligation de ne rien changer aux idées, aux sentiments, aux images qui sont la substance d’un poème, c’est avoir à produire un texte au sein duquel un sens ainsi décidé à l’avance va subir une contrainte, et con­ sidérable, au plan de la forme, alors que dans l’écriture authentiquement et spécifiquement poétique forme et sens naissent simultanément, l’un stimulant l’autre, la forme aidant le sens à explorer ses possibles, lui per­ mettant de découvrir, peu à peu ou plus brusquement, ce que leur auteur est déjà, mais sans le savoir encore. La poésie est recherche au cours de laquelle ce que les rythmes ont d’immédiat en nous, de spontané, nous aide à déchirer les représentations de nous-mêmes ou du monde que nos concepts nous proposaient, de façon toujours trop hâtive: mais elle est aussi, dialectiquement, l’infléchissement de ces rythmes, de la prosodie, par le sens, et s’il advient qu’un poète accepte d’employer une forme fixe, comme Shakespeare dans ses sonnets, ce qui semble interrompre la dialectique, ce poète devra comprendre qu’il n’en aura que plus impérativement—et plus attentivement—à accepter que soit remis en question ce qu’il pensait vouloir dire. Or, c’est bien cette remise en question qu’il m’est interdit de faire, dès que je ne suis que le traducteur. Et si alors je veux malgré tout préserver la forme sonnet, je ne pourrai plus voir se dialectiser dans mon écriture invention formelle et invention de parole, je n’aurai plus que le triste devoir d’ajuster l’une à l’autre la signification intangible et une forme qui aura cessé, au moins partiellement, d’être active, et m’incitera bien plutôt à chercher les façons dont la matière du texte pourrait se prêter— par des glissements de sens, par des additions ou des abandons supposés véniels, voire même par des chevilles—à ce carcan des quatorze vers, des huit rimes, du nombre fixe des pieds. De quoi oublier fort vite la sorte d’opérations et la sorte de découvertes qui ont lieu dans la poésie véritable. 14 Fall 1994 Bonnefoy Par fidélité à l’esprit de cette dernière je me sens donc en droit de revendiquer pour la traduction des mètres les plus réguliers une forme a priori sans aucune règle, ce qui ne veut pas dire sans loi: variable quant au nombre des syllabes au sein des vers, variable quant au nombre de ces derniers dans la strophe, ce que nous appelons le vers libre. Et du sonnet j’estime licite de ne retenir que ce que cette structure a de facilement préservable, et qui d’ailleurs peut suffire à l’évoquer: sa découpe en tou­ jours et seulement quatre strophes, l’une, la dernière, plus brève quand il s’agit de Shakespeare. Quatre strophes, mais je ne me soucierai absolu­ ment pas du nombre des vers dans chaque, ou de leur longueur, je dispenserai ma parole qui veut en revivre une autre—en revivre le sens, mais aussi la naissance libre—de ces conventions de la prosodie qui ne seraient plus dans son cas qu’un lit de Procuste. Et cela, non pour laisser quelque idée trouvée dans le texte anglais se développer en français selon simplement ses concepts et leurs articulations logiques, car, par défini­ tion, ce ne serait là que de la prose. Mais pour aller librement au devant du rythme qui, naissant en moi de façon impr...

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