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“Fugitive, et ne le sachant pas” Assia Djebar I LS SONT QUATRE et, lorsque de la fenêtre close, sort le message suspendu au bout d’un roseau, ce n’est qu’au quatrième homme qu’il est destiné... Les quatre sont captifs et ils ont sans doute piètre allure, sauf ce quatrième qui reçoit la missive en langue arabe, pour lui mystérieuse et qu’accompagne une coquette somme d’or. Cette écriture en langue autochtone, que traduira un rénégat mis dans le secret, vient d’une femme cachée de haute naissance, seule fille de son père riche, et fille aimée... Bien sûr, c’est l’histoire du Captif et de Zoraidé, du Don Quichotte: imaginons, pourquoi pas, que cette entrée de l’Algérienne dans le premier grand roman de la modernité a réellement eu lieu à Alger, entre 1575 et 1579, quelque part sous une fenêtre aveugle: signal d’alarme d’une Algéroise peut-être pas forcément la plus belle, ni la plus riche, ni la seule héritière de son père, non, mais sûrement une femme enfermée. A force d’épier en cachette les infortunés du monde “ des bains” , ces bagnes qui furent prisons ouvertes, l’inconnue, de sa prison fermée et dorée, ose si audacieusement amorcer le dialogue. Le dialogue avec l’Autre: non point surtout parce qu’il est autre, mais, parce que, sachant déceler sous les oripeaux de la transitoire déchéance, véritables noblesse et dignité d’homme (dignité du héros de Lépante), elle, la voyeuse au regard de lynx et qui penche lentement dans le vertige du danger, elle se saisit du rôle fou: se poser en libératrice de qui s’aventure avec elle dans la transgression ultime. Initiatrice du premier complot, pressent-elle qu’elle se retrouvera, au terme du voyage, épouse de ce Chrétien ou d’un autre peut-être, mais surtout étrangère à la langue de Cervantès? Certes, la fugitive reconnaîtra d’emblée les images de Marie/Mériem dans les églises, alors que, en récompense de ce déplacement mouvementé de tout un groupe dont elle paraît le joyau, elle se verra, pour finir, réduite au rôle de sourde-muette éclatante de beauté, c’est vrai, —mais, ce faisant, elle n’écrira plus. Libérant l’esclave-héros des bagnes d’Alger, elle se libère elle-même du père qui lui a tout donné, sauf la liberté, lui qu’elle abandonne sur le rivage d’Afrique et qui la maudit pour sa trahison. Elle troque un espace Vol. XXXIII, No. 2 129 L ’E s pr it C r éa te u r cerné (la maison la plus riche d’Alger où elle était reine) pour un ailleurs illimité mais incertain. Son écriture, devenue illisible, s’avère par là même inutile et s’efface —ainsi, la première Algérienne qui écrit, c’est bien elle, Zoraidé qui ren­ contre sinon Don Miguel, du moins le captif de Don Quichotte. Ecriture de fugitive, écriture par essence éphémère. Et le Chevalier à la Triste Figure s’érige son premier témoin en Chrétienneté, tandis que, de la langue bruissante ou inscrite dorénavant autour d’elle, elle n’en recevra qu’un regard sourd. Se clôture donc le dialogue initial, sinon l’éblouissement de la voyageuse. Ainsi en est-il du premier échange; augurai entrecroisement des sexes —langues, puis regards, avant l’affaissement des corps—de part et d’autre de la Méditerranée. Transmutation ambigüe des rôles: femme libre et homme esclave, première image de couple dans ce glissement des mondes, pour, après maintes fluctuations dont une double et simultanée servitude, déboucher sur un autre équilibre: d’une part la Mauresque étrange étrangère devenant épouse chrétienne c’est-à-dire ni libre, ni esclave, d’autre part le soldat libéré des fers par la grâce de Dieu, mais point de la misère...

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