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1942-1943: l’homme à la recherche de l’impossible Les trois essais d’Albert Camus, de Jean-Paul Sartre et de Georges Bataille Edouard Morot-Sir E NTRE LES HIVERS 1942 ET 1943, s’adressant à des lecteurs étourdis par les événements, hantés par l’horreur, obsédés par les soucis quotidiens d’une vie qui voisine avec la mort, les uns héroïques, les autres, plus nombreux, passifs et même abjects,—au moment où l’Occident se croit le maître de l’univers mais doute des valeurs fondamentales de l’humanisme, paraissent sans avoir de relation apparente entre eux, trois essais qui remettent en question les droits de l’intelligence, et annoncent la naissance d’un stade final de la pensée impossible: non pas comprendre que cette “ grandeur” de l’homme moderne, soit devenue impossible, mais savoir penser l’impossible là où pendant des millénaires les philosophes avaient cru décrire et expliquer les possibles de l’être,—mais savoir que l’impossible est le seul possible authentique, et la négation l’unique condition de l’existence. Les gouvernements des années trente et leurs jeunesses avaient attendu depuis 1933 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir, une guerre pour laquelle ils n’étaient pas préparés: événements et pensées portaient alors la marque d’un provisoire dominé par des images de destruction et de mort proches... La guerre éclata. Le front allié s’effondra devant la puissance militaire allemande. Les Français connurent l’humiliation de la défaite et de l’occupation; plus d’un million d’hommes, prisonniers de guerre, fournirent à Hitler une main d’œuvre d’esclaves. Pendant les deux premières années surtout, pour les Français des deux zones, l’avenir était bouché. La nation se sentait emprisonnée, comme dans un tunnel sans ouverture visible. Et pourtant ce fut le moment où parurent trois œuvres qui devaient avoir un rayonnement planétaire et entraîner le siècle dans une nouvelle aventure spirituelle. En décembre 1942 c’est Le Mythe de Sisyphe, numéro XII de la collection “ Les Essais” aux éditions Gallimard, un livre de 115 pages. Albert Camus a alors 29 ans; il vient d’écrire L ’Etranger qui est publié chez Gallimard en juillet 1942. Six mois plus tard, au début de l’été 1943 paraît toujours chez Gallimard L ’Etre et le Néant. Essai d ’ontologie phénoménologique, avec ses 695 Vol. XXXIII, No. 1 5 L ’E s pr it C r éa te u r pages. Sartre a 38 ans. Son essai passe presque inaperçu, disent Contât et Rybalka dans la chronologie qu’ils donnent pour l’édition des Œuvres romanesques de J.-P. Sartre dans la bibliothèque de la Pléiade en 1981. Il ne le sera pas longtemps et s’imposera très vite comme un témoignage capital. Enfin, quelques semaines plus tard, Georges Bataille à l’âge de 46 ans, donne dans la même collection “ Les Essais” chez Gallimard, L ’Expérience intérieure (182 pages).1 Quelle était leur nouveauté? Les trois essais promeuvent une philoso­ phie nouvelle de la grandeur de l’homme, au-delà des ontologies tradi­ tionnelles et modernes, au-delà des idéalismes et des réalismes sociohistoriques ou métaphysiques du 19e siècle. Ils invitent l’homme à faire l’expérience des limites du possible, à se poster sur la frontière de l’impossible, là où l’apparence devient réalité, la vérité existence vécue. Sans même le savoir, le langage philosophique occidental allait changer de référence et de style; il devenait de lui-même un possible-impossible. Près de deux siècles auparavant Kant, achevant la révolution cartésienne, avait consolidé les pouvoirs du Cogito comme sujet de conscience, et surtout lui avait demandé de déterminer les possibilités de la con­ naissance et de l’action; il s’était alors enfermé dans les antinomies insur­ montables du fini et de l’infini, de la causalité et de la finalité, du déter­ minisme...

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