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“La machine à parler” A partir d’un conte de Marcel Schwob Franc Schuerewegen Il est vrai que nulle oreille n ’est sauve/dans le fracas pénétrant,/mais la partie mécanique/ veut maintenant être louée. Rilke, Sonnets à Orphée, I, xvii I L Y A MACHINE ET MACHINE. Heidegger le sait bien qui oppose, dans un essai consacré au poète alémanique Johann Peter Hebel, la “machine parlante” (Sprechmaschine) à la “machine à parler” (Sprachmaschine). La première, que nous connaissons sous la forme du phonographe, du magnétophone, d’autres appareils encore, est neutre, c’est-à-dire que l’on peut s’en servir sans risque, sans se blesser. La seconde (Heidegger songe vraisemblablement à la machine à traduire et aux appareils construits dans le domaine de l’intelligence artificielle) est diabolique. Ce qui rend la Sprachmaschine si redoutable, c’est qu’elle parle à la place de l’homme, qu’elle rende la parole humaine inutile, superflue. La “machine à parler” supprime la communication. Elle est “une des façons dont la technique moderne dispose du mode et du monde de la langue en tant que telle” . Et Heidegger de conclure: “ [...] il se pourrait bien, en vérité, que la machine à parler prenne en charge la langue et maîtrise ainsi l’essence de l’homme” . 1 Insuffler, animer Mais faut-il vraiment s’inquiéter à ce point? L’auteur de Sein und Zeit n’est en tout cas pas le premier à se faire des soucis. La Machine à parler est aussi le titre d’un texte que Marcel Schwob publie en 1892.2II s’agit sans doute d’une coïncidence. Rien n’indique que Heidegger ait lu Schwob. L’hypothèse inverse serait absurde. Et pourtant. Entre le discours du philosophe et le récit de l’écrivain se dessinent un certain nombre de convergences (on se contentera provisoirement de ce terme auquel il faudra revenir) qui ne peuvent pas ne pas retenir notre attention. Le conte schwobien s’ouvre sur un défi, sur une provocation: “ Vous êtes des savants et des poètes; vous savez imaginer, conserver, ressusciter Vol. XXXII, No. 4 31 L ’E sprit C réateur même: la création vous est inconnue” (114). C’est ce que lance, au “je” narrant, un personnage étrange, à la voix “étouffée” , inventeur de la machine évoquée dans le titre. En 1892, la question de la transmission de la parole à distance est à l’ordre du jour.3 On ne s’étonne donc pas que Schwob range dans la même case “savants et poètes” et, surtout, qu’il présente le phonographe comme un concurrent de la littérature: “ La voix qui est le signe aérien de la pensée [...], la science la pique au passage avec un stylet et l’enfouit dans des petits trous sur un cylindre qui tourne” (113). Mais ce n’est là qu’un point de départ, une manière d’inscrire le texte dans l’histoire récente. Car le phonographe a beau fasciner écri­ vains et hommes de science, il n’est rien à côté de la Sprachmaschine con­ struite par l’inventeur schwobien. C’est ce que montre la suite. Après avoir suivi son hôte dans une sorte d’atelier, “une salle que je ne pus regarder, tant elle me parut terrible” , le narrateur se trouve soudain face à ce spectacle étrange: [...] une gorge géante, distendue et graveleuse, avec des replis de peau noire qui pendaient et se gonflaient, un souffle de tempête souterraine, et deux lèvres énormes qui tremblaient dessus. (115) Cette vision surréaliste avant la lettre (on songe à certains tableaux de Dali ou de Man Ray) s’inspire d’abord de la religion. Ce n’est pas un hasard si Schwob se réfère ici au “ souffle” , si la machine à parler apparaît d’abord comme un instrument à vent. L’auteur fait allusion à l’esprit créateur, aupneuma de la tradition biblique. On pense à l’épisode de la Pentecôte dans les Actes des apôtres4 ou, encore, aux premières lignes de la Genèse. 5Mais la référence religieuse n’est qu’un...

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