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Songes sauvages De l’interprétation jésuite des songes amérindiens au XVIIe siècle Normand Doiron Outre les désirs que nous avons communément, qui nous sont libres, ou au moins volon­ taires, qui proviennent d’une connoissance précédente de quelque bonté qu’on ait conceu estre dans la chose désirée, les Hurons croyent que nos âmes ont d’autres désirs, comme naturels et cachez; lesquels ils disent provenir du fond de l’âme, non pas par voye dé con­ noissance, mais par un certain transport aveugle de l’âme à de certains objets: lesquels transports on appelleroit en termes de Philosophie, Desideria innata, pour les distinguer des premiers désirs, qu’on appelle Desideria Elicita. —Paul Ragueneau, Relation de ce qui s ’est passé en la mission des Pères de la Compagnie de Jésus aux Hurons, pays de la Nouvelle France, ès années 1647 et 16481 P OUR LES JÉSUITES qui, dans le contexte des querelles théologiques européennes, défendent le libre arbitre contre la pré­ destination, pour Ragueneau qui donne ici de la volonté une définition cartésienne, le désir huron apparaît singulièrement inquiétant. Les jésuites considéraient pourtant que la société huronne péchait par la liberté excessive qu’elle laissait à ses membres. Ils déploraient notam­ ment l’absence d’institutions juridiques coercitives.2 Ici, la perspective s’inverse. Tout un peuple est captivé par des désirs sauvages, naturels et cachés. Enchaînés à leurs songes, les guerriers farouches se transforment en de misérables esclaves que les jésuites tenteront d’affranchir.3L’effort missionnaire passe essentiellement par la dénonciation de la tyrannie des songes. Le progrès du christianisme butte sur l’attachement des Hurons à leurs pratiques oniriques traditionnelles.4 Bien que l’attitude de Ragueneau marquât de ce point de vue une nette ouverture, les jésuites n’arrivaient pas à comprendre que les songes constituaient précisément le fondement d’institutions culturelles vainement cherchées ailleurs. Ce qui d’abord fait problème, c’est la nature de ces désirs de l’âme. Ragueneau consacre quatre chapitres à l’examen des pratiques chamaniques huronnes. Suit le chapitre XVI dans lequel il développe l’idée d’une connaissance innée de Dieu. Tout comme l’était le désir, le sentiment de la divinité est dans le cœur des barbares imprimé en “ secret” . La religion est “ naturelle” aux nations même les plus infidèles. Vol. XXX, No. 3 59 L ’E sprit C réateur Dieu prenant donc naturellement la place du désir, Ragueneau trouve la conclusion édifiante que demandait cette longue description des super­ stitions des Sauvages. Invoquant l’autorité de Tertullien, citation latine à l’appui (Exclamant vocem naturaliter Christianam), il soutient que la “ nature au milieu des périls leur fait pousser une voix Chrestienne” .5 Or, Tertullien est à l’origine de la condamnation générale prononcée par les Pères de l’Église contre le rêve.6Certes, dans le De anima, il dis­ tingue clairement les rêves par le caractère de leur inspiration, divine ou démoniaque. Mais, à plus forte raison quand ils sont impudiques, les rêves sont la plupart du temps envoyés par les démons qui entretiennent leurs victimes dans la tromperie et le mensonge. Contrairement à d’autres jésuites, Ragueneau rejette l’idée que les Hurons communiquent avec le diable. Il n’en continue pas moins de dénoncer avec virulence, comme l’ont fait ou le feront tous les missionnaires, le mensonge des songes, la tromperie dont usent les “jongleurs” dans leur art de guérir en devinant les désirs cachés de l’âme des malades: Mais après tout, leurs songes ne sont rien que mensonges [...]. Mais le mal est qu’après leur mort ils ne pouvoient parler pour accuser leurs songes de fausseté [...]. (Ragueneau, Rela­ tion de 1647-1648, op. cit., p. 71) Un jeune homme [...] songe qu’il est enfoüy dans de la cendre. A son réveil, il veut que le...

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