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Mirage des Lumières: politique du regard dans les Lettres persanes Béatrice Durand-Sendrail P UBLIÉES SIX ANS APRÈS la mort de Louis XIV, les Lettres per­ sanes inaugurent le Siècle des Lumières. Roman philosophique, ce texte semble répondre aux exigences d’une littérature à la fois critique et démystificatrice. Rica et Usbek seront “ éclairés” ,' et leurs yeux désillés. D’aveugles qu’ils étaient, ignorants et choqués par la réalité parisienne, ils vont en devenir les meilleurs déchiffreurs. A leurs yeux, la société française perdra petit à petit de son mystère: leur reportage épistolaire s’en prend à l’opacité des signes. Tel serait donc le sens des Lettres persanes, roman “ perçant” s’il en est, texte à la fois inaugural et exemplaire des Lumières. Sans être persan, le lecteur est censé bénéficier aussi de ce processus d’“ illumination” : au terme de la lecture, son regard sera plus alerte, plus aigu. Derrière les actes humains, les événements politiques et sociaux, il aura appris à déceler des raisons cachées. Mais les Lettres persanes ne se contentent pas de remplir un pro­ gramme aussi candidement pédagogique, “ éclairant” au sens propre du terme. Avant tout, qu’on se rappelle que l’histoire finit très mal pour le héros (Usbek est quasiment “ déposé” par son sérail) et surtout pour ses femmes (un suicide et une répression que l’on pressent féroce). Est-ce bien là l’aboutissement de 1’“ Aufklärung” exemplaire du héros? Seraitce qu’Usbek a été mal inspiré, mal “ éclairé” ? Qu’il a mal vu, mal com­ pris? ou que bien y voir est la condition nécessaire mais non suffisante pour bien agir? Georges Benrekassa a mis en question l’univocité de la notion de “Lumières”.2 Il oppose aux Lumières comme moment historique la légende que cette période a donnée d ’elle-même et que la postérité s’est appliquée à entretenir.3Contrairement à leur légende, les Lumières sont “ impures” ou du moins elles débordent largement l’intention péda­ gogique et critique à laquelle, dans un élan d’auto-canonisation, elles se sont identifiées. A l’aube de cette période historique qu’il est cependant convenu d’appeler les Lumières, le texte de Montesquieu est certes un geste inaugural, mais c’est aussi, implicitement, une mise en garde contre VOL. XXVIII, No. 4 69 L ’ E s p r it C r é a t e u r toute conception simpliste et catéchisante de la philosophie des Lumières. L’analyse que Benrekassa consacre aux Lettres persanes vise à mettre en évidence l’ambiguïté de leur signification sociale, leur “ bipolarité politique” , pour montrer qu’elles “ n’aboutissent pas à la production d’un champ idéologique précis” .4 En me situant sur le plan d ’une étude plus littérale, je voudrais faire apparaître l’usage contradictoire fait par Montesquieu de l’idée de “ lumière” et de toutes les notions qui s’y rapportent (le regard, l’aveuglement, la visibilité, l’éclat, la transparence, l’impénétrabilité), pour montrer, d’ores et déjà, la présence d ’un doute quant à la mission, ou au moins, quant à l’effet, des “ Lumières” . Le regard est la méta­ phore classique de la connaissance; il permet d’accéder aux lumières du savoir.5Mais il faudra se demander dans quelle mesure cet effort vers la connaissance est une entreprise couronnée de succès. Par ailleurs, le regard est aussi source de pouvoir. Il est l’instrument d’une autre “ instruction” (c’est en les surveillant que les eunuques “ instruisent” le procès des femmes) et le champ de visibilité qu’il définit n ’est pas forcé­ ment un espace de libération. L’analyse de cette double fonction du regard sera donc l’occasion de s’interroger sur les rapports du savoir et du pouvoir dans le texte. La volonté de savoir: tes curieux Depuis Platon, et en passant par toute la tradition...

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