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Bonheurs de l’inconséquence dans le texte de Rutebeuf Michel Zink D ANS LE CHOIX DES VARIANTES que lui offrent les manu­ scrits, l’éditeur rejette tout naturellement celles qui portent atteinte à la cohérence du texte: à sa cohérence formelle, comme les fautes de versification, à sa logique, comme les leçons contradictoires ou lacunaires. Comment lui donner tort? Le Moyen Âge, l’âge scolastique , est attaché au principe de non-contradiction autant que l’époque moderne. Pourtant, la poétique médiévale se fonde volontiers sur une esthétique de la rupture: rupture du rythme par la juxtaposition de mètres variés dans la poésie lyrique, par l’irrégularité strophique du lai et du descort. Sauts déconcertants d’un thème à un autre dans le cours d’une même chanson. Pratique des refrains insérés, qui interrompent la strophe, et des refrains variés, qui changent à la fin de chacune. Haplologies obscures nées de l’extrême tension du style chez les trouba­ dours. Comportements inexplicables ou incohérents de certains per­ sonnages romanesques, qu’il est artificiel et arbitraire de vouloir justifier par une logique cachée—trop bien cachée—et qu’il est trop facile d’attribuer à la maladresse des poètes.1Brusques raccourcis alternant avec l’étalement du reste de la narration dans quelques romans en vers, auquels mettra bientôt fin, d’ailleurs, l’exhaustivité de la prose. Alter­ nance du vers et de la prose, des parties chantées et des parties récitées, des parties lyriques et des parties narratives. Rupture linguistique des textes bilingues. Le critère de cohérence n’est donc sûr que s’il tient compte des choix poétiques de l’œuvre. Et parfois il conduit alors, moins à privilégier une leçon, qu’à en admettre plusieurs. Le texte de Rutebeuf offre de ce prin­ cipe des illustrations d’autant plus dignes d’attention qu’il obéit à une esthétique littéraire à la fois particulière et diffuse, celle du dit, On en propose, dans les lignes qui suivent, trois exemples. Le premier oppose la régularité de la versification à la cohérence thématique. Il est extrait de “ La Repentance Rutebeuf.”2On sait que ce poème figure sous le titre “La Mort Rutebeuf” dans le manuscrit A et sous celui de “La Repentance Rutebeuf” dans les manuscrits C et D. Faral, qui suit A, choisit “La Mort Rutebeuf” , tout en reconnaissant: Vol.XXVII, No. 1 79 L ’E spr it C r é a t e u r “A lire le texte, où il n’est pas question du poète mourant, mais du poète repentant, il apparaît que le titre donné par les manuscrits C et D est le plus juste.”3Faral considère cependant que le poème exprime de toute façon un adieu définitif au monde et le place à la fin de la carrière du poète, en tout cas après 1270, peut-être même après 1277, voire 1285. De façon plus convaincante, Michel-Marie Dufeil le date de l’hiver 12611262 et y voit le reflet d’un tournant décisif dans la carrière de Rutebeuf, l’abandon de la polémique universitaire, évoquée dans les vers 38-9 comme une tentation perverse et une compromission avec les intérêts du monde.4Dans cette discussion, qui touche à l’édition du texte, puisque le titre de la pièce est en cause, les éléments biographiques sont essentiels. Il n’y a aucune raison de douter que le poème se fasse l’écho d’un retour de l’auteur sur lui-même, d’une conversion, pour employer le langage du temps, liée à des circonstances particulières de sa vie, puisque aussi bien son œuvre est tout entière de circonstance et de circonstances. Mais on peut se demander dans le moule de quelle convention littéraire se coule cette démarche, et à cette question les deux titres, inventions des copistes, répondent chacun à sa manière. “La Mort Rutebeuf” assimile le poème à des “vers de...

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