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Simenon et Maigret à Père du soupçon Jean Fabre C ONTRAIREMENT AUX GRANDS ÉCRIVAINS sans biogra­ phie comme Homère ou Shakespeare, Simenon a construit sur sa vie une légende médiatique: son image personnelle, vies privée et professionelle mêlées, n’a cessé d’occuper la scène. Les trois volets de sa production fictionnelle (écrits d’apprentissage, populaires, avant 1929; romans policiers, romans-romans) se complètent de textes auto­ biographiques et de varia (interviews diverses, articles, essais). Le résultat est une sorte de mythe amplifié par les media, et qui piège lecteurs et critiques dans le miroir où se reflètent les images confondues (chapeau, imperméable, pipe) de Maigret et de son créateur. Le mythe nourrit de spectaculaires points d’interrogation: Le Cas Simenon (Narcejac), Le Phénomène Simenon (Brasillach), Le Mystère Simenon (Tillinac), L ’Enigme Georges Simenon (Bresler), A la Recherche de Simenon (Boisdeffre), Connaissance de Georges Simenon (Parinaud), Qui êtesvous Georges Simenon? (Thoorens). On se recommande de la méthode Maigret considérée comme fondée sur la sympathie; le résultat est, sinon hagiographique, du moins assez éloigné d’un recul qui n’était sans doute pas encore possible. Aussi bien cette critique, commencée avec Narcejac en 1950, et qui a le mérite d’être pionnière et de mettre l’accent sur les grands thèmes de cette œuvre pessimiste, du moins pour les romans de la Destinée, est-elle marquée, malgré des aperçus souvent très pénétrants par deux carac­ téristiques: “l’immersion” , “l’humanisme” . Immergée, nous l’avons vu, dans un brouillard médiatique, elle se laisse amener, en toute innocence des deux côtés, sur le terrain piégé de 1’“Homme Nu” ; Simenon distingue deux types de romans: celui de 1’“Homme Habillé” (roman de mœurs) et celui de I’“Homme Nu” où l’humanité apparaît en son essence; roman ontologique, ou métaphysique. Le sien. Cette con­ ception, anhistorique, accrédite l’idée que ce roman, effaçant les marques de l’Histoire, serait donc écrit en marge de l’Histoire. La critique va donc juger en termes “humanistes” (guillemets de rigueur) et moraux: tel, comme Brasillach, va lui reprocher la veulerie de ses personnages, sauf Maigret; tel autre au contraire va trouver chez eux un fonds chrétien plus réconfortant. Maigret, dont on s’aperçoit très vite 82 Su m m e r 1986 F abre qu’il est une figure de compensation, est alors considéré comme une sorte de sauveur. Simenon a insisté sur son rôle de “raccommodeur de destinées” . Narcejac emboîte le pas. Pour lui Maigret “assume mystérieusement le forfait du criminel” , se comportant en “donneur de sang” . Il “absorbe les radiations maléfiques et les neutralise” . Maigret est donc “beaucoup moins un détective qu’un peseur d’âmes” .1 “Refusant de juger” (R. Stéphane)2 il est marqué de “sympathie” , “compréhension” , “charité” . L’humanité du commissaire est le reflet direct de l’humanisme de Simenon. Les deux mythes se construisent ensemble, et plutôt hors du texte que dans le texte. Toujours l’effet d’immersion. On ne peut donc reprocher son excessive bienveillance à cette première vague critique: il était trop tôt pour les soupçons. En 1972 Simenon arrête son œuvre fictionnelle, mais produit encore des textes autobiographiques traitant de douloureux problèmes familiaux et par là autorise les inquisitions d’une critique toujours traditionnelle et journalistique, mais plus soupçonneuse. F. Bresler3et D. Tillinac notam­ ment mettent en cause la véracité de ses assertions (“tout est faux dans sa vie”4): Mensonges innocents bien sûr, dûs à la fragilité psychologique d’un homme déchiré évoluant aux frontières du pathologique. Maigret seul échappe à la tourmente, imperturbable au-dessus des angoisses de Simenon... et au-dessus de tout soupçon. Cette lucidité plus exigeante restait encore liée à la perspective biographico-psychologique. Les universitaires belges vont, à partir de 1968, opérer un tournant. Maurice Piron avec L ’Univers de Simenon (1983), inventaire...

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