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  • Une épistémologie interculturelle comme condition du pluralisme
  • Dany Rondeau (bio)

L’aspiration républicaine se heurte à deux grands défis, souvent associés aux dérives de l’individualisme libéral : le désengagement et le désintérêt des citoyens à l’égard de la « res publica », et le pluralisme moral qui semble affaiblir toute possibilité d’une morale publique commune. Ce que le pluralisme met en jeu, en effet, c’est la possibilité d’une vie politique commune alors que la société est composée de formes de vie différentes, caractérisées par des déterminants religieux, culturels et moraux parfois divergents. Dans ce texte, je m’intéresserai à ce second défi. Je n’en traiterai pas en discutant le traitement politique et juridique qu’il serait souhaitable d’appliquer aux différences religieuses, culturelles ou morales. Je le ferai plutôt par un détour un peu inusité pour traiter d’une question de philosophie politique, par le biais d’une épistémologie interculturelle. Cette approche m’oblige à sortir le problème du pluralisme du contexte des sociétés libérales, pour le penser de manière plus globale, d’une manière qui serait moins limitée par des catégories déterminées par une culture philosophique ou politique. Il me faut donc adopter un point de vue interculturel.

L’étiquette « interculturel » signifie plus d’une chose. Par exemple, la plupart des travaux en philosophie interculturelle utilisent une approche comparative. On s’intéresse à la philosophie chinoise ou [End Page 43] japonaise ou bouddhiste que l’on compare avec la philosophie occidentale moderne à partir, le plus souvent, des catégories de cette dernière ; mais aussi en montrant les limites de ces catégories que n’utilisent pas les philosophes chinois, japonais ou bouddhistes. Ce n’est pas ce travail de comparaison qui m’intéresse. J’adopterai plutôt une perspective à la fois critique et reconstructive qui se situe en amont de la première et qui tente de mettre en évidence les limites épistémologiques qu’il y a à penser le pluralisme à partir de catégories closes. Ce faisant, je m’inspire de certains penseurs de l’interculturel dont les réflexions sont davantage de nature ontologique et axiologique, mais chez qui on peut voir, à mon avis, les prémisses d’une épistémologie interculturelle1.

Dans ce texte, je me pencherai donc sur la problématique du pluralisme en la délocalisant. À cette fin, je vais d’abord la redéfinir de manière à poser le pluralisme non pas comme un problème du vivre ensemble, mais plutôt comme son origine et son arrière-plan. Pour ce faire, je montrerai les avantages d’une inversion du rapport entre pluralisme moral et pluralisme culturel. Puis, j’esquisserai trois brèves justifications du pluralisme culturel : l’argument de la reconnaissance, l’argument ontologique et l’argument de l’utilité de la pluralité. Ces arguments servent à justifier le fait de se tourner vers d’autres aires culturelles pour penser le pluralisme lui-même, et non seulement les modalités de sa gestion. Ils n’épuisent pas l’ensemble des raisons qui font du pluralisme une valeur, mais suffiront pour l’instant à le maintenir dans l’ordre du devoir être à l’encontre d’un universalisme trop homogénéisant. Ils supportent également l’idée de faire intervenir d’autres paradigmes dans la définition même du problème et dans la recherche de solutions. C’est ce à quoi travaille une épistémologie interculturelle. Dans la troisième partie, je dirai en quoi consiste une épistémologie interculturelle et quelles en sont les conditions. En retour, cette délocalisation de la réflexion sur le pluralisme devrait avoir des implications sur la manière locale et politique de penser la tension entre unité et diversité ou la dialectique qu’elles incarnent dans les sociétés libérales. On pourra ainsi en attendre un éclairage nouveau pour penser des modèles de gestion de la diversité religieuse et culturelle – qu’il s’agisse du multiculturalisme ou de l’interculturalisme –, de laïcité, d’accommodements pour des...

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