Le professeur fictif dans quelques romans québécois des années quatre-vingt: pas facile d’être intellectuel postmoderne!

PIERRE HEBERT Le professeur fictif dans quelques romans quebecois des annees quatre-vingt: pas facile d'etre intellectuel postmoderne! II Y a de cela quelques annees, rai fait une breve communication sur Ie personnage du professeur dans quelques romans quebecois des annees quatre-vingt. Je me rappelle vaguement les circonstances qui m'avaient amene a reflechir sur ce sujet, si ce n'est cette impression - frustrante que j'eprouvais alors, du dec1in, mais aussi de la demission de I'intellectuel dans notre societe. Aujourd'hui, je relativiserais volontiers cette condamnation qui avait pu sembler peremptoire, me disant que l'intellectuel est desormais appele a partager sa parole avec d'autres concurrents, Ie plus redoutable etant sans doute celui qui s'agite dans cette petite niche appelee televiseur. Par contre, il est un lieu au rna vision de l'intellectueI, et en particulier du professeur (d'universite, Ie plus souvent), ne 5'est certainement pas amelioree; ce lieu, c'est celui de la gratuite du savoir. L'universite est Ie seul endroit au l'on peut encore s'interesser aux choses pour ellesmemes ; tout Ie reste est accapare par la Iogique mercantiliste. Et encore! Merne I'universite, sur les plans de la recherche subventionnee ou contractuelle, semble souvent prete as'agenouiller devant Ie plus offrant. Voila qui n'est certes pas une introduction canonique au sujet que je me propose de traiter ici: Ie professeur comme personnage dans quelques romans quebecois recents. Introduction par ailleurs discordante entre ses visees sociales, referentielles, et la sauvegarde du litteraire dans ces romans. Qu'on se rassure: je n'entends pas amener des personnages ala barre d'un proces de societe. rai simplement tenu a indiquer Ie partipris derriere Ie choix de ce sujet. Je me propose done d'etudier ici diverses representations du 'proffictif ' (on me permettra de l'appeler ainsi) et d'examiner, plus particulierement , sa relation au savoir. Certes, Ie prof-fictif n/est pas un phenomene nouveau: on se rappellera que Herve Jodoin, dans Le Libraire, etait 'repHiteur' avant d'emigrer a Saint-Joachim, que Marie-Claire Blais parodie l'institution scolaire a travers des figures enseignantes debilitees; que tout Ie roman Le Semestre est construit autour de racte pedagogique. Non, certes, Ie prof-fictif n'est pas un personnage inedit; mais, durant les annees quatre-vingts, il marque Ie roman quebecois d'une presence tellement envahissante que l'on ne saurait parler d'un phenomene acciUNIVERSITY OF TORONTO QUARTERLY, VOLUME 63, NUMBER 4, SUMMI::R 1994 LE PROFESSEUR FlCTIF 599 dente!. Vne nuee de prof-fictifs s'abat liUeraiement sur la prose quebecoise des dernieres annees; il cenvient done de reflechir sur ce fait. A cette fin, man corpus se compose de quatre romans pour l'analyse principale alaquelle S'ajouteront quelques ceuvres afin d'elargir Ie propos. Les quatre romans sont Agonie (Jacques Brault, 1984 adiffusion restreinte et 1985), La Note de passage (Franc;ois Gravel, 1985), L'fte Re'becca (Rene Lapierre, 1985) et Une histoire americaine (Jacques Godbout, 1986). AGONIE1 Dans ce roman de Brault, il est question d'un professeur qui a abandonne l'enseignement pour se diriger vers une vie de denuement, voire de clochardise. Professeur de philosophie, il a termine ses derniers COUTS en lisant et en commentant un peeme de Guiseppe Ungaretti. C'est clix ans apres ces derniers cours que Ie narrateur, l'un de ses etudiants, se rememore ces faits grace au carnet du professeur en question. Ce qui est inb~ressant iei, c'est Ie cheminement de ce prof-fictif, qui Ie conduit de l'enseignement ala c1ochardise, done vers une vie consentie de diminution et d'appauvrissement. Comme ie comprend son etucliant grace au reeul des dix annees, 'll professait sa propre faibiesse.' Mais cette apparente degradation cache une autre evolution qui va de la parole au silence, de l'existence sodale au retranchement gradue1 en soi-meme. En effet, ce professeur de philosophie reduit progressivement sa communication , son rapport a l'autre. Comme Ie note encore son ancien etudiant : ~e grand refus s'est creuse en lui au fil des annees recentes' (65). Ce ..r.efus, c'est de toute evidence un retrait de l'enseignernent; mais c...