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  • Grandeur et Misères de la lecture : Les Belles Images de Simone de Beauvoir
  • Martine Guyot-Bender (bio)

Simone de Beauvoir jugeait son quatrième roman, Les Belles Images (1966), comme son ouvrage le plus littéraire (Piatier)1. Toutefois, au moment de sa sortie, ses lecteurs étaient loin d’être tous d’accord avec elle, et, comme les lettres de lecteur l’indiquent, certaines l’ont critiqué ouvertement : « Je préfère vous dire franchement qu’après L’Invitée et Les Mandarins, je l’ai trouvé plutôt atténuée (sic) non seulement en longueur, mais en profondeur. Il m’a laissée inassouvie. […] Moi, j’attends le prochain volume de votre autobiographie !!! » (Wenk). Cette déception fait écho à bien d’autres : « J’ai regardé vos ‘Belles Images’. Vous le dirais-je? Sans doute avec moins de plaisir quant à tous vos ouvrages précédents »2. Plus tard, dans Tout compte fait (1978), Beauvoir dira de ces réactions mitigées que c’était « comme si je leur avais frauduleusement refilé une marchandise différente de celle qu’annonçait le label » (140). Ce contraste marqué entre le point de vue de l’auteur et celui de ses lecteurs sur le même livre est particulièrement intriguant compte tenu du fait que, tout en examinant l’interaction de trois générations de femmes face aux transformations sociales dans les années soixante, Les Belles Images s’interroge on ne peut guère plus explicitement sur le rôle de la lecture dans la perception du monde et dans la répartition des pouvoirs économiques et politiques.

Ce petit roman de presque fin de carrière n’a pas, c’est le moins que l’on puisse dire, non plus attiré une critique très abondante. Lorsqu’il est mentionné, c’est du bout des lèvres. Même des ouvrages au titre globalisant tels que Simone de Beauvoir examinent en priorité Le Second Sexe, laissant systématiquement Les Belles Images en marge (Okely) ; d’autres qui s’interrogent sur l’intellectualisme de Beauvoir ne lui consacrent que quelques pages (Moi). Mary Evans, dans Simone de Beauvoir, a Feminist Mandarin (1985) explique ce dédain dans les termes suivants : Les Belles Images « is, for some critics, not sharp enough » (86). Elizabeth Fallaize, qui lui consacre un chapitre entier et prend en compte les lectures de son auteur (elle n’aimait pas le Nouveau [End Page 134] Roman et elle avait lu Sarraute) (118), se concentre cependant sur la voix narrative et ne mentionne qu’en passant la nature des lectures des protagonistes. On peut s’étonner de cette absence quasi générale d’analyse de cette activité qui a pourtant absorbé Beauvoir toute sa vie comme Claude Francis le rapporte dans son anthologie, Simone de Beauvoir et le cours du monde (1978) : « Mes occupations » lui a confié Beauvoir « ont toujours été les mêmes : la lecture, le cinéma, écouter des disques, voir des tableaux » (141) ou « Je n’ai jamais été une femme d’action ; ma raison de vivre, c’est écrire » (149). On sait en effet l’euphorie épistolaire qui l’habitait, en tant que productrice et lectrice de lettres, d’amis et de lecteurs — une passion qu’Élène Cliche a examinée dans plusieurs travaux critiques. Il y a d’évidence un vide critique important sur la lecture dans l’œuvre de Simone de Beauvoir que l’étude qui suit sur la perception, à partir d’une fiction, des lectures de son entourage, propose d’aider à combler.

La principale investigatrice pour cette exploration de la lecture est la narratrice et protagoniste, Laurence. C’est au moment où celle-ci prend conscience des ramifications à son avis désastreuses d’une mondialisation ardemment désirée par le milieu technocrate bien pensant dans lequel elle évolue, que nous rencontrons cette publiciste, âgée d’une trentaine d’années, mariée à un architecte accompli, mère dévouée de deux petites filles modèles, mais qui cache mal son côté hyper sensible, voire écorchée vive. Les monologues intérieurs qui alternent première et troisième personnes trahissent l’instabilit...

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