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  • Enjeux pour une histoire mondiale du travail
  • Marcel van der Linden*

L'historiographie du travail, des travailleurs, des mouvements sociaux et des organisations associatives, syndicales et politiques qui en sont issues (l' « histoire du travail ») a près d'un siècle et demi. Elle trouve son origine dans la région Atlantique Nord. L'un de ses grands pionniers fut Émile Levasseur qui, dans les années 1850 et 1860, publia une histoire en quatre tomes des « classes ouvrières en France » depuis Jules César. La majorité des premières études étaient fortement idéologiques mais des analyses plus empiriques suivirent. Citons l'ouvrage de l'économiste Lujo von Brentano sur les origines des syndicats britanniques (1870) qui a fait date ; et dans les années 1880 la contribution des historiens de l'économie par des études statistiques sur les salaires et les prix, comme l'ouvrage de James E. Thorold Rogers sur l'évolution des salaires depuis le XIIIe siècle 1.

Le domaine émergent de l'histoire du travail fut caractérisé dès le début par une combinaison de nationalisme méthodologique et d'eurocentrisme, combinaison qui n'a que très récemment fait l'objet d'un débat. Le nationalisme méthodologique - à ne pas confondre avec le nationalisme politique - relie la société à l'État et considère par conséquent les différents États-nations comme une sorte de monade leibnizienne pour la recherche historique. Les nationalistes méthodologiques sont victimes de deux erreurs intellectuelles majeures. Premièrement, ils naturalisent l'État-nation. Nous entendons par là qu'ils considèrent l'Étatnation comme l'unité analytique de base pour la recherche historique. Bien qu'ils reconnaissent le fait que les États-nations ne se sont développés qu'à partir des XIXe et XXe siècles, ils interprètent néanmoins l'histoire antérieure comme la préhistoire des futurs États-nations et considèrent les processus [End Page 3] transnationaux ou sans frontières comme des déviances du modèle « originel ». Nous avons donc affaire à une téléologie. Deuxièmement, ils postulent un lien direct entre « sociétés » et États-nations. Les sociétés sont considérées comme l'extension des frontières nationales. En ce sens, nous pouvons parler de sociétés française, japonaise ou nigérienne. Cependant il semble plus logique de partir du principe que toutes les personnes exerçant une influence sur les vies sociales d'autres personnes appartiennent à la même société. La « société » devient ainsi une entité sans frontières dans laquelle, en raison des flux migratoires, des échanges commerciaux, des guerres, etc., les habitants de régions différentes sont en contact (et il existe également des personnes qui n'appartiennent pas à la société mondiale parce que leur propre société en est isolée). Dans cet esprit, le sociologue Michael Mann définit les sociétés comme des « réseaux entrecroisés, confédérés » d'interactions sociales relativement denses et stables, « aux limites desquels se trouve un certain niveau de clivage interactif avec leur environnement » 2. Au sein même de ces sociétés, les États-nations individuels cherchent à incorporer les habitants de leurs territoires dans leurs propres systèmes distincts.

L'eurocentrisme est l'organisation mentale du monde à partir du point de vue de la région Atlantique Nord : selon cette perspective, la période « contemporaine » a commencé en Europe et en Amérique du Nord et a gagné peu à peu le reste du monde ; la temporalité de cette « région de base » détermine la périodisation des développements dans le reste du monde. Les historiens ont reconstruit l'histoire des classes ouvrières et des mouvements ouvriers en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis comme des développements distincts. Lorsque les classes sociales et les mouvements d'Amérique Latine, d'Afrique et d'Asie ont fait l'objet de recherches, ces derniers ont été interprétés selon des schémas nord-atlantiques. Précisons qu'il existe trois variantes d'eurocentrisme.

La première...

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