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  • Le Trafic des émotions dans la correspondance de Rousseau et de Madame de La Tour
  • Anne Coudreuse

Marianne de La Tour fut une fidèle correspondante de Jean-Jacques Rousseau pendant plus de quinze ans (de 1761 à 1776). Elle lui écrivit d'abord afin de lui dire son admiration pour La Nouvelle Héloïse, dans une sorte de pastiche du roman en forme d'hommage littéraire à son auteur. La confusion avec la situation romanesque est d'autant plus forte qu'une tierce amie, Mme Bernardoni, l'a introduite par lettre auprès de Rousseau, comme Claire dévoilant les qualités de Julie à Saint-Preux. Rousseau ne cite jamais cette épistolière dans ses Confessions, sauf dans une allusion où elle n'est pas nommée, mais où sont critiquées les admiratrices du philosophe, qui ignorent ce que lui coûte cette admiration1. Cette correspondance ne fut publiée qu'en 1803 chez Giguet et Michaud, grâce aux dispositions de Du Peyrou (devenu dépositaire des archives de Jean-Jacques Rousseau en 1768). Marianne de La Tour, morte en 1789, lui avait en effet légué cette correspondance par son testament, reproduit dans l'édition de la Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau par Ralph Leigh2. Dans un article du 29 avril 1850 des Causeries du lundi, Sainte-Beuve rend enfin hommage à cette correspondante ignorée, dont le statut dans la Correspondance de Rousseau est comparable à celui de Mademoiselle Leroyer de Chantepie dans celle de Flaubert : l'éditeur ne lui accorde qu'une sorte de mépris glacé devant une telle obstination et une telle prolixité, et la soupçonne de faire perdre son temps au grand homme. « On y peut étudier [...] le public, et, si je puis dire, les femmes de Rousseau, dans la personne de l'une des plus distinguées et certainement de la plus dévouée d'entre elles »3, note Sainte-Beuve au début de son entreprise de réhabilitation. Marie-Anne Alissan de La Tour, née de Merlet de Franqueville, est malheureuse en ménage, et va trouver dans ses lettres à Jean-Jacques un substitut d'une relation idéale, tandis qu'il aura pour sa part l'impression d'avoir enfin trouvé un être selon son cœur. Pur enchantement des débuts et des premières fois : entre le 30 octobre 1761 et le 29 mai 1762, les deux épistoliers s'appellent « Julie » ou « Saint-Preux » dans des apostrophes qui les ravissent tous les deux. Mais le ton ne sera pas toujours à l'idylle, et pourra tourner au vinaigre, à cause de ce qu'Odile Richard-Pauchet appelle « le déséquilibre social, intellectuel et sentimental de ce type de relation »4. Dans ce commerce [End Page 144] épistolaire se trouvent concentrés ce que Montaigne nommait ses « trois commerces » favoris dans le chapitre 3 du Livre III de ses Essais : la lecture, l'amitié et l'amour. Mais au lieu d'être bien distincts et hiérarchisés entre les deux correspondants, ils se confondent, empiètent l'un sur l'autre, conjuguent leurs effets, s'alimentent les uns les autres, si bien que l'on peut réellement parler de « trafic des émotions » pour ce commerce galvaudé où interviennent le pathos, le chantage, l'insulte, la rétention d'information, la disparité du volume de lettres échangées, l'envoi de portraits, et même la rencontre réelle, comme pour nourrir un peu plus longtemps le fantasme. Pour lire cette correspondance, on peut partir d'une remarque de Ralph Leigh sur le style de Rousseau, dans la préface de son édition de la Correspondance complète : « Ce qui rend illisibles pour le lecteur moderne certaines parties de La Nouvelle Héloïse par exemple, ce sont bien, si l'on veut, les dissertations interminables qu'il y a distribuées si mal à propos, et qui font éclater le cadre du roman : mais c'est aussi le style de comédie larmoyante qui y affleure trop souvent : exclamations, suspensions, apostrophes, sentiments démonétisés, et pour tout dire, si faux »5. N'est-ce pas aussi à des « sentiments d...

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