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  • L'Ambiguïté des larmes :Rousseau et la moralité de l'émotion
  • Marco Menin

L'émotivité humaine se caractérise, aux yeux de Rousseau, par une duplicité intrinsèque, dont l'origine doit être recherchée dans l'écart abyssal qui subsiste entre l'homme de la nature et l'homme de l'homme, plus encore que dans les relations mystérieuses et souvent conflictuelles entre l'âme et le corps, longuement illustrées dans la Profession de foi1. L'émotion, en fait, s'affirme seulement lors de la sortie de la condition originelle et de l'entrée dans la société civile, qui établit l'accès de l'individu à l'humanité comprise dans le sens le plus élevé (moral et social) du terme2. Même si elle représente un fait d'intériorité, une agitation interne qui imprègne tout l'être, l'émotion n'est jamais une question purement autoréférentielle. Elle présuppose de la part du sujet cette reconnaissance de l'altérité (aussi bien à l'égard de l'environnement qu'envers les autres individus) qui est un préliminaire indispensable pour la conquête de la conscience de soi, absente chez l'homme originel. La possibilité de ressentir une émotion implique donc un développement déjà avancé de la dialectique entre les besoins et les désirs qui, à travers la prévalence des seconds sur les premiers, rendue possible par la mémoire et par l'imagination, fait émerger, dans le même temps, les dimensions passionnelles et rationnelles, destinées à se renforcer réciproquement par la suite :

Quoiqu'en disent les Moralistes, l'entendement humain doit beaucoup aux Passions, qui, d'un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : C'est par leur activité, que notre raison se perfectionne ; Nous ne cherchons à connoître, que parce que nous desirons de jouïr, et il n'est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n'auroit ni desirs ni craintes se donneroit la peine de raisonner3.

Ce lien inséparable entre les besoins physiologiques, passionnels et sociaux—illustré dans la seconde partie du Discours sur l'inégalité—permet de comprendre la vive attention que Rousseau porte aux larmes, qui sont pour lui la manifestation privilégiée et prépondérante de l'émotivité, à partir du témoignage autobiographique : « Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie »4. Il attribue en fait une sorte d' 'exemplarité' aux larmes, non seulement au niveau symbolique mais aussi au niveau anthropologique. Si la fascination esthétique et littéraire que les larmes (objets transparents qui se manifestent en coulant et en disparaissant) durent exercer [End Page 107] sur une conscience qui ne s'arrêta jamais de rechercher une adhésion intuitive et totale au réel, est facilement compréhensible, bien plus complexe, mais en même temps profitable, apparaît leur analyse à la lumière de la question (centrale dans toute l'histoire de la pensée occidentale à partir du Philèbe de Platon) de l'influence des émotions sur la conduite humaine. Dans une telle perspective, en fait, les larmes se révèlent un instrument privilégié pour comprendre plus précisément, d'une part, le lien entre la sensibilité et la moralité qui détermina Rousseau à faire entrer les émotions au cœur de sa réflexion éthique et, d'autre part, pour démontrer l'originalité de sa position par rapport à la vogue contemporaine du sentimentalisme et du 'moralisme larmoyant'.

Larmes physiques / larmes morales

L'essence suspecte des larmes reflète la genèse complexe de l'émotion, inévitablement suspendue entre l'immédiateté naturelle et l'artifice culturel, entre le processus physiologique et la norme morale. Cette ambivalence apparaît nettement si l'on essaie de parcourir l' 'histoire' des larmes dans le passage de l'état de nature à la société civile. L'homme naturel, qui n'éprouve aucune émotion ne dépassant pas la nécessité de conservation physique, ne pleure pas ; autrement dit, ses larmes ne sont pas de vraies larmes. Dans l'ensemble de son œuvre, Rousseau...

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