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  • Une poétique musicale :l'émotion dans la lettre 18 (III) de La Nouvelle Héloïse
  • Jean-François Perrin

Docere, delectare, movere, c'est la règle, Monsieur, que nous ont donnée tous nos maîtres d'éloquence. C'est la règle que la plupart de nos écrivains ne manquent pas d'oublier la première « [...] c'est aussi celle qui me guide moi-même dans ma lecture », écrit l'abbé Cahagne à l'auteur de La Nouvelle Héloïse1, en guise d'introduction au commentaire suivi qu'il va lui en livrer. Que l'art d'émouvoir les passions et de toucher les cœurs soit l'une des trois composantes de l'art de bien dire ou de bien écrire, c'est en effet un lieu commun de l'Âge de l'éloquence ; pour cela il faut que l'orateur paraisse lui-même vivement ému : « pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez », écrit Boileau au chant III de l'Art poétique ; et Rousseau le confirme dans son Dictionnaire de musique, à l'article « Accent » : « c'est une vérité rebattue qu'il faut être ému soi-même pour émouvoir les autres »2. À cet égard, le ton propre à La Nouvelle Héloïse—et peut-être à l'art de Rousseau dans ce qu'il a d'original en ce domaine, tient à l'accent mis sur l'art de persuader par rapport à celui de convaincre : « persuader sans convaincre » en est la formule récurrente un peu partout dans son œuvre, une persuasion sans brillant ni saillie dont ces quelques lignes de la grande préface de la Julie développent l'idée : « on n'admire rien, l'on n'est frappé de rien. Cependant on se sent l'ame attendrie ; on se sent ému sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vérité nous touche, et c'est ainsi que le cœur sait parler au cœur »3.

Tel est le mode dans lequel Rousseau prétend avoir écrit ces lettres ; le mode dominant sans doute, car il en est d'autres dans ce roman, plus véhéments et pathétiques. C'est le registre de la douceur, de la tendresse, de la sérénité, des « ravissemens inexprimables » évoqués dans les Confessions à propos de Mme de Warens4, ou de « cette vive et délicieuse émotion » à l'aspect de son amant confiée par Julie à Claire, dans le récit qu'elle lui livre de son rêve (OC 2:329). Pour qu'il y ait un impact de ce registre doux de l'émotion, qu'il s'avère durable et emporte finalement la conviction du lecteur sans qu'il s'en soit même aperçu, Rousseau pense qu'il faut recourir à l'art de la répétition. Il l'affirme sur le plan musical, à l'article « Air » de son Dictionnaire de musique : « les différentes phrases de l'Air ne sont qu'autant de manieres d'envisager la même image [...]. C'est par ces répétitions bien [End Page 42] entendues, c'est par ces coups redoublés qu'une expression qui d'abord n'a pu vous émouvoir, vous ébranle enfin, vous agite, vous transporte hors de vous » (OC 5:640). Cet art du redoublement, pour produire son effet, s'inscrit ainsi dans une expérience intime de la durée du Même selon le principe d'unité de la mélodie et du sujet, de telle sorte que « la passion vient insensiblement émouvoir l'ame par le sens » (OC 5:640).

Cela implique un art de la circularité de l'effet ou encore de la périodisation des retours, comme le suggère l'article « Basse » : « La Basse-contrainte descendant diatoniquement ou chromatiquement et avec lenteur de la Tonique ou de la Dominante dans les Tons mineurs, est admirable pour les morceaux pathétiques. Ces retours fréquens et périodiques affectent insensiblement l'ame, et la disposent à la langueur et à la tristesse » (OC 5:653). Dans les termes de la Ve Promenade, l'équivalent de cette périodisation...

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