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  • Croire en soi
  • Claude Habib

L'art de bien dire n'est qu'un talent de salon s'il n'est contraint de dire la vérité. La difficulté de la littérature n'est pas d'écrire, mais d'écrire ce que l'on pense.

—Robert L. Stevenson

Si rousseau apu être le messager des temps modernes, c'est qu'il a expérimenté avant l'heure la solitude, l'arrogance et la détresse de l'individu. Il l'a fait en un temps où ce statut n'existait pas. La France d'Ancien Régime n'est pas la patrie des individus. C'est une société d'ordres qui se caractérise par un réseau dense de solidarités familiales et corporatistes. Être le fils de son père suffit à la plupart des hommes. Hériter dispense d'être soi, qu'on reprenne un titre, une charge ou un métier. L'individualité peut advenir en plus, mais si l'on est quelqu'un, on l'est par surcroît. Il y eut d'ailleurs beaucoup de personnalités saillantes sous l'Ancien Régime. Il n'est pas sûr qu'il y en ait davantage dans le monde moderne où chacun est sommé de devenir soi.

En fuyant Genève, Rousseau a quitté le monde ordonné des familles et des places. Il est vrai que la sienne était humble et qu'il ne perdait pas grand-chose : la vie plafonnée d'un artisan graveur, voilà ce qui se dessinait. En Savoie, il n'est qu'un étranger. En France, un étranger plus désemparé encore. Cinq ans après son arrivée, son père est mort : au loin, rien ne le soutient, ni parents, ni fratrie, ni biens. Il fait l'épreuve d'un exil sans base arrière. Qu'il brille ou qu'il sombre, il ne risque pas d'être dérangé par le souci d'autrui1. Il peut se consacrer à l'effort de devenir lui-même, sans que rien d'extérieur le freine ou le stimule. À Paris, il se met en ménage avec une servante, une femme de peu, sans esprit ni éducation. Il a le sentiment qu'il ne lui doit rien, hormis son appui matériel. Lui qui déteste le mensonge, il la fit longtemps passer pour sa « gouvernante ». Il est sans conjugalité avouable. Comme on le sait trop, il est sans enfants. Personne derrière, personne devant : c'est une perception du monde fréquente chez les adolescents, mais c'est rarement un état de fait chez les adultes. Rousseau est seul, farouchement seul : rien ne le distrait du dur devoir d'être soi.

Étranger, sans appui : un tel isolement aurait pu le conduire à tout autre chose qu'à la sincérité. Car cette absence de position l'apparente aux nombreux séducteurs, escrocs, chevaliers d'industrie qui voyagent à travers l'Europe et cherchent à se faire une place. Comme plus tard le jeune Casanova, Rousseau [End Page 18] cherche à frayer avec les couches supérieures. Une fois introduit dans la bonne société de Chambéry par Madame de Warens, il continue son ascension vers Lyon, chez les Mably qui l'emploient comme précepteur, puis vers Paris. Rien ne l'empêchait de vivoter dans l'anonymat des Charmettes : Madame de Warens, qui a cessé d'être sa maîtresse en 1738, l'y tolère encore quatre ans plus tard. Mais il choisit de tenter sa chance dans la capitale du plus grand royaume d'Europe. C'est d'abord par la musique qu'il compte se faufiler parmi les privilégiés.

Au cours de cette progression, n'a-t-il jamais pratiqué le beau mentir de celui qui vient de loin ? Est-ce une option inconnue ? Évidemment non. Les Confessions laissent entrevoir une fascination pour les beaux parleurs et les mauvais garçons qui détonne avec le parti pris moralisateur que Rousseau fit sien à partir du premier Discours. Cette attirance n'est pas limitée à la prime jeunesse. Si le jeune fugueur fut ébloui par le bagout de Bâcle ou par le brio de Venture...

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