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  • Introduction :l'émotion, un objet transdisciplinaire chez Rousseau
  • Laurence Mall and Brigitte Weltman-Aron

En présentant un ouvrage ou un numéro de revue consacré aux émotions, il est désormais de rigueur d'évoquer l'explosion actuelle de l'intérêt envers ce sujet, spécialement dans les vingt dernières années. De nombreux collectifs1 mais aussi des revues (Emotion Review, Passions in Context), des collections (« Special Issues of Cognition and Emotion » chez Routledge, « Consciousness and Emotion Book Series » chez John Benjamins), des centres et des sites lui sont entièrement consacrés. De vastes bibliographies paraissent régulièrement et témoignent de la productivité de ce qui est désormais un domaine d'étude à part entière. C'est bien que (en Occident) l'appréciation traditionnellement négative des émotions, attachées à l'irrationalité, à l'instinct grossier, à la vie incontrôlable du corps (le cheval noir du Phèdre de Platon), s'est depuis le XVIIIe siècle progressivement inversée en une valorisation. Le « mythe des passions »2 serait démystifié, et serait corrigée ce qu'Antonio Damasio a appelé « l'erreur de Descartes »3, soit la séparation de l'émotion et de la connaissance.

Même si la recherche sur les émotions se développe également avec vigueur en langue française, spécialement chez les historiens, à l'initiative des médiévistes, on notera néanmoins d'emblée, à la suite de Patrick Coleman, que l'explosion des études en langue anglaise n'a pas exactement sa contre-partie en langue française : les termes « sentiments » et « passions » peuvent parfois recouvrir ce qui peut être classé comme « emotions » en anglais, et le mot « émotion » peut encore référer de préférence à un sentiment intense en général plutôt qu'à une catégorie particulière scientifiquement établie4.

Vocabulaire

La très épineuse question du vocabulaire doit donc être abordée. Aujour-d'hui même, le terme a dans les deux langues une capacité d'accueil considérable, et est susceptible de désigner des états extrêmement différents, de la peur d'un serpent à la compassion face à la souffrance d'autrui, de l'embarras dans une situation sociale inconfortable, à l'admiration d'un grandiose spectacle naturel. Beaucoup associent au mot « émotion » d'autres termes à grande extension comme « passions » ou feeling5, ou « sentiment »6 ou encore « sympathie »7 sans toujours les définir alors qu'ils englobent des réalités hétérogènes. Adam Morton estime que certains mots « often do triple duty »8, [End Page 1] désignant des traits de caractère (terrains propices à certaines émotions, sur le mode du rapport ou de la prédiction—voilà comment se conduit généralement telle personne), des vertus ou des vices (concepts normatifs), et des émotions (occurrences particulières, rendant saillantes nos motivations), selon le contexte (Morton 388). Il n'est guère étonnant que les listes mêmes des états émotionnels varient en contrecoup : Descartes avait établi une liste de quarante-et-une passions, Hobbes en énumère quarante-six, Spinoza quarante-huit, etc.9. Aujourd'hui encore, il va de soi que les listes diffèrent. Par exemple à partir des expressions du visage, Paul Ekman détermine l'existence de six émotions à base biologique et universellement reconnues : la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise et le dégoût10. Mais le nombre des émotions composées, qui inclut la liste précédente en configurations variables, est nettement plus étendu.

Annette Baier résume plaisamment la situation : « What then am I going to be talking about ? About most of what Descartes, Hobbes and Hume called our passions, all of what Darwin and recent philosophers call our emotions, most of what Spinoza, Kant and psychologists from Freud onwards call 'affect' or 'affects' » (Baier 2). C'est dès le XVIIIe siècle que le mot commence à s'introduire en anglais, en passant par Hume qui selon certains l'aurait emprunté à Descartes, qui lui-même l'utilisait dans un sens large de « mouvements de l'âme »11. En français...

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