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  • Carré rouge. Le destin politique d’une forme colorée
  • Olivier Asselin (bio)

À Élisabeth

L’événement est toujours difficile à faire signifier—à théoriser, à historiciser. Mais il l’est encore davantage quand il est en train de se produire. Cette année, au Québec, le « printemps » a été long: il a commencé en février, il n’est toujours pas fini et il risque de se prolonger jusqu’en septembre. Malgré cela, ici comme partout ailleurs aujourd’hui, on nous demande d’historiciser au plus vite, d’historiciser le présent, au moment même où il a lieu, comme si tout était toujours déjà historique ou sur le point de le devenir. Désormais, l’événement comprend son autocommémoration et les acteurs se font les historiens de leur propre action. Mais si l’événement est difficile à faire signifier, il est peut-être possible, au moins, de le raconter. Mais quoi retenir dans la densité du réel, sous la surface politique? Et par où commencer? L’historien de l’art, par formation incompétent en matières politiques, juge plus prudent de se concentrer sur un détail, sur un détail visuel. Mais le détail a proliféré comme un motif et il a suscité bien du discours.

Au cœur du débat (les contrastes colorés et la polarisation politique)

Le mouvement d’opposition à la hausse des droits de scolarité a choisi comme emblème le carré rouge. Au départ, la forme colorée est un simple logo, un label visuel, qui sert à identifier et à différencier une cause politique et un mouvement social, comme d’autres servent à marquer un produit ou une entreprise. Que le carré rouge ait été conçu, non pas par une compagnie, mais par un mouvement associatif, pour marquer, non pas un produit, mais une cause, à des fins, non pas économiques, mais politiques et alternatives de surcroît, ne change rien : il a d’abord et avant tout une fonction publicitaire, il relève d’une stratégie de marketing et de branding, dans un espace public, urbain et médiatique, saturé de signes et très concurrentiel.

Selon les critères du design et du marketing, le carré rouge est un logo d’une qualité—c’est-à-dire d’une efficacité—exceptionnelle. Déjà, il est d’une grande simplicité visuelle : il ne comporte aucun mot, aucune lettre, aucune image, mais seulement une forme, géométrique, d’une seule couleur, voyante. Ensuite, il est d’une grande simplicité de fabrication: il est constitué d’un simple bout de feutre rouge, découpé en carré et simplement attaché au vêtement à l’aide d’une épingle de sûreté. Il est d’une grande visibilité, il peut être reproduit rapidement, par n’importe qui, dans n’importe quel matériau—feutre, coton, carton, papier, masking tape, laine tricotée, etc.—à toutes les échelles sur tous les supports—depuis le carré miniature épinglé sur soi jusqu’à la bâche géante déployé sur les édifices, les monuments et les ponts, en passant par l’affiche et le drapeau, l’icône sur Facebook et alleurs sur le web et le carré rouge tatoué sur la peau.

Au départ, tous ceux qui étaient opposés à la hausse des droits de scolarité et qui appuyaient la grève étudiante se sont mis eux aussi à porter le carré rouge, notamment des enseignants et des professeurs, des parents et des grands-parents, des syndicalistes et certains membres des partis d’opposition, des artistes et des intellectuels, dans la rue, dans les médias et sur Internet, ici et ailleurs, comme Xavier Dolan et ses comédiens sur le tapis rouge du Festival de Cannes ou Arcade Fire lors de sa performance avec Mick Jagger à Saturday Night Live. Et puis, bien sûr, les partisans de la hausse des frais de scolarité, opposés à la grève, se sont mis à porter des carrés vert, les partisans d’une hausse modérée, des carrés oranges, les partisans d’un moratoire, des carrés blancs, etc.

Mais le carré rouge a vite dépassé les fonctions...

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