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  • Les Stèles du recueillement :un dialogue avec Pascal Quignard
  • Chrystelle Claude

Je longe l'yonne jusqu'à l'emplacement réservé autrefois à la barque jaune. J'entends sonner deux coups les cloches de la plus vieille église de France. Je suis à Sens. Pascal Quignard m'accueille sur le seuil de sa maison. Il m'indique le chemin qui mène au jardin.

Un locus amoenus1. Là sont disposés sur un tapis de verdure des fauteuils en toile rouge. Un livre par terre. Des lunettes en équilibre. Là est installée sous les treilles de vignes une table aux chaises blanches.

À la chaleur du soleil, nous préférons la fraîcheur de l'ombre. Nous prenons alors place pour honorer notre rencontre du souvenir. Celle-ci consiste à faire anamnèse de quelques figures connues ou méconnues mais toutes issues de l'Antiquité latine. Tel est le programme de notre itinéraire stèlaire dans une « Rome imaginaire »2.

Il y a plus de quatre mille ans, dans l'ancienne Égypte, l'écriture prêtait la main à l'immortalité mais était distincte de la vivification par la voix de la « résurrection ». Les stèles funéraires portant le nom du défunt ou la liste des victuailles les éternisaient de façon inerte. [...C]es appels aux vivants [...] suppliaient que le texte écrit soit réactivé par la voix de celui qui passe 3.

Suivant cet usage immémorial, nous nous arrêterons devant les stèles dressées à la mémoire d'Apronenia Avitia, de Caius Albucius Silus, de Marcus Porcius Latro, de Lucius Anneus Seneca, de Marcus Tullius Cicero et de Publius Vergilius Maro4. À chaque étape, nous déclinerons l'identité et évoquerons l'existence de ces chers trépassés.

Comment avez-vous découvert le monde romain ?

Par la crucifixion. Ma mère était pieuse. Elle adorait le latin. Elle le lisait couramment. Elle l'enseignait. Elle avait été élevée, enfant, à Boston, où son père enseignait la grammaire française. Elle avait conservé de son enfance une bande dessinée américaine des années vingt—que j'ai conservée mais qui part en lambeaux—qui racontait l'histoire de la passion de Jésus.

Cette découverte provient-elle de la paradoxale sensation qui procède autant par attraction que par répulsion, comme le souligne le narrateur du Salon du Wurtemberg lorsqu'il déclare : « Je déteste les Grecs et les Romains. Je ne [End Page 3] puis lire un nom en -us sans que je sente en moi un piétinement de haine et le désir de mordre—de mordre mais aussi d'avaler »5 ?

Un sacrifice humain est tout à fait propre à susciter une attitude ambivalente. Il est vrai qu'au terme du sacrifice des chrétiens, comme au terme du sacrifice des anciens Mexicains, comme au terme du sacrifice de la bacchatio romaine, la victime est mangée crue.

Pierre-Jean Jouve disait que tous les poètes ont leur Chine intérieure. Pouvonsnous déclarer dans votre cas que vous avez votre Rome intérieure ?

Ma Rome intérieure c'est la Chine ancienne. Jouve est un immense écrivain. J'admire beaucoup les volumes de Catherine Crachat.

Le détour romain participe-t-il à une meilleure connaissance de soi, de l'autre et/ou du monde ?

Meilleure ? Non. Plus lucide, plus sexuée, plus philogénétique, plus tragique, je ne sais comment dire. Leur « paradis » était l'arène féroce, zoologique, placée au cœur de la vie sociale comme un témoin. Sur la fascination qu'a pu exercer cette arène (ce noyau sanglant au cœur de la cité terrestre) saint Augustin a écrit les plus belles pages.

Apronenia Avitia

Apronenia Avitia est, d'après le narrateur de la première section des Tablettes de buis d'Apronenia Avitia, une « espèce de très vieille ombre de femme »6. Quand s'est-elle présentée à vous ?

La mère de ma mère, Marie Bruneau, m'avait recueilli. Elle m'a appris à lire rue Marié-Davy, à Paris. Quand elle est morte j'ai...

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