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  • Les Animaux conjuguent les verbes en silence
  • Jean-Christophe Bailly

SI LES PLUS ANCIENNES TRACES d’écriture et, par conséquent, l’apparition de celle-ci sont, par nature, assez facilement documentables, les origines du langage parlé, on le sait bien, se perdent quant à elles dans la nuit des temps. Comment sont apparus les mots, les phrases, y a-t-il eu quelque chose comme un balbutiement et de quelle manière s’y sont infiltrées les puissances distinctes mais associées de la dénomination et de l’articulation ? Il serait merveilleux de pouvoir répondre à ces questions, mais malheureusement c’est impossible : à l’apparition du langage nous ne pouvons pas assister, de ce qui est universellement ressenti et décrit comme ce qui spécifie l’humanité nous n’avons que l’usage, le mode d’emploi et, partiellement, par le biais de l’étymologie, l’histoire—mais le récit d’origine nous manquera toujours. Il s’agit là d’une tache aveugle de la pensée, et tous les scénarios qui ont pu être construits sont imaginaires, à commencer par ceux des religions, qui sont tous des scénarios de donation au sein desquels le langage a le statut d’un cadeau fait aux hommes—c’est comme si les aspects magiques, voire redoutés, de ce qui est la plus ancienne et la première technè avaient été de ce fait même reconnus, le langage, propre de l’homme, étant simultanément le signe de l’institution du divin dans l’homme.

La plus grande force du Traité sur l’origine des langues de Herder, publié en 1772, est d’avoir rompu avec ces scénarios de donation et d’avoir établi, inversement, non seulement que le langage était la signature de l’humanité (« l’âme humaine tout entière me devient inconcevable si je n’y inscris pas le langage » écrit-il1), mais encore que cette signature elle ne la devait qu’à ellemême, à travers des années, des millénaires d’apprentissage. Il était logique que, dans la perspective qu’il ouvrait, Herder en vienne à élaborer lui-même un scénario et donc à fournir des éléments en vue d’une genèse de la venue du langage. Tous les scénarios de cette genèse—y compris d’ailleurs celui de la donation adamique (on le vérifiera avec l’utilisation qu’en fera Walter Benjamin)—sont passionnants, et d’abord en tant qu’ils nous mettent forcément en contact avec l’idée d’un monde d’avant le langage, d’un monde sans langage : or, et c’est là que je veux en venir, c’est d’abord au contact de ce pur négatif (que nous ne pouvons guère qu’imaginer mais dont les autres créatures, à commencer par les animaux, sont devant nous la preuve continuée), que l’être du langage se recharge infiniment et qu’immergé dans sa possibilité ou son surgissement, il retrouve toutes ses couleurs. [End Page 106]

Le scénario de Herder, outre le fait d’être avancé de façon intuitive, hors de toute pesanteur dogmatique (le Traité, jusque dans ses errements, est un livre extrêmement agréable à lire), est surprenant. En effet, alors que spontanément et sans doute en projetant sur la genèse du langage des traits qui nous viennent de l’apprentissage enfantin ou petit-enfantin, nous aurions tendance à faire des noms les premiers venus, pour Herder ce sont les verbes qui seraient apparus les premiers. Moins abstraits que les noms et comme adossés à l’aspect immédiat et actif du monde vivant, les verbes sont pour lui les premières formes et les premiers agents de la dénomination—une dénomination, notons-le, plus articulante ou pré-articulante que celle qui vient avec les noms eux-mêmes—, et cela, au sein d’un monde où la dimension sonore est soulignée, en tant qu’ils auraient été la réponse humaine aux mouvements et aux bruissements de la nature. Les verbes sont une imitation de ce qui est actif, de ce qui est bruissant, de ce qui...

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