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  • La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud : l’impossible face à face
  • Alain Romestaing

SI LA FURTIVITÉ DES ANIMAUX SAUVAGES est souvent relevée, décrite et commentée, les situations de face à face ne manquent pas non plus dans les œuvres littéraires. Car elles impliquent non seulement le drame d’un potentiel affrontement, mais en outre une interrogation qui devient vite vertigineuse concernant la nature de ce qui se passe dans ce face à face et, ceci impliquant cela, concernant la nature d’au moins l’une des deux faces mises en présence. Le premier sens du mot « face » étant « partie antérieure de la tête humaine », autrement dit visage, et l’humain ayant une nette tendance à l’anthropomorphisme, notamment quand ce qui lui fait face est doté d’un regard dont Jean-Christophe Bailly a récemment dit toute l’importance1, la question du visage animal est donc posée.

Or, l’un des notables intérêts du récit de Joseph d’Arbaud intitulé La Bête du Vaccarès consiste précisément en ce qu’il met en scène cette question sans jamais la figer. Bien au contraire, ce récit déploie tout le trouble et même la terreur latente de l’expérience avec une créature d’abord prise pour un animal mais dont la « tête [en] se tourn[ant] [révèle] une face humaine2 ». Que deux cornes sabbatiques dominent cette « face terreuse » accentue encore le malaise : la Bête oscille entre l’animal et l’humain mais aussi entre le divin et le démoniaque. Cette instabilité est précisément ce qui fait glisser l’humain du face à face au face à soi, un soi enfoui, trouble et changeant au point que le frontal se fissure et se fragmente, se disperse en une série d’aperçus obscurs. Et cet être hybride permettrait peut-être d’aller, comme le dit Françoise Armangaud à propos de l’animal des écrivains, « au-delà précisément de l’anthropomorphisme » et de fournir « à l’homme une figure de l’altérité 3 », voire plusieurs figures. Ces différentes figures (le terme peut être pris au sens de « forme » autant que de « visage ») de la Bête dans le récit de Joseph d’Arbaud—figures éclairées par d’autres figures animales surgissant dans les œuvres de Jean Giono et Henri Bosco, tous deux admirateurs de leur aîné4 et également fascinés, chacun à sa manière, par l’animalité—me permettront de développer une réflexion sur les formes, les effets et les enjeux d’un face à face entre homme et bête. [End Page 45]

Le face à face avec la Bête

Furtivité appuyée

Partons du cœur du sujet quitte à en constater l’incessante esquive : le face à face entre la créature éponyme du récit et l’auteur du « manuscrit original » (d’Arbaud 59) de La Bête du Vaccarès, un gardian dont le narrateur premier (celui de l’Avertissement, que l’on peut identifier à Joseph d’Arbaud) a récupéré le journal rédigé en Camargue au xve siècle. On remarquera aussitôt, à l’égard du gardian, la furtivité doublement attendue d’un être sauvage et surnaturel. Mais le feuilleté du dispositif narratif conduit finalement au face à face tout en répercutant cette furtivité dans le rapport au narrateur premier et en dernière instance dans le rapport au lecteur. Car Joseph d’Arbaud prend soin d’éloigner la rencontre dans le temps et d’en reporter et déporter le témoignage par le biais de la lente, aléatoire et même « providentielle » (61) transmission du « manuscrit original » par de multiples passeurs. Étant donné l’état du manuscrit, il rend en outre périlleuse cette transmission : « un épais registre blindé de cuir et de parchemin, extérieurement taraudé, en plus d’une place, par les mites et les rats », dont l’écriture est « jaune, informe, presque illisible », et dont « certaines pages autrefois mouillées ou exposées, sans doute, à une trop longue humidité et attaquées par la...

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