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  • Introduction: Le désenchantement de la pensée juridique critique?
  • Michel Coutu and Pierre Guibentif

Le thème du pluralisme juridique hante la sociologie du droit depuis ses origines. Pour ne citer que ces exemples, déjà Eugen Ehrlich avait l’ambition de saisir la « diversité multicolore de la vie juridique »1. Et Max Weber distinguait le droit extra-étatique du droit étatique, objet formel de la science normative du droit2. Le concept de pluralisme juridique, introduit plus tard pour saisir cette diversité, donnera lieu, comme on sait, à une ligne de travail spécifique dans le domaine « droit et société », matérialisée en particulier par la revue publiée depuis 1981 sous le titre Journal of Legal Pluralism ; et il suscitera de stimulants débats3. Jean-Guy Belley a apporté une contribution centrale à ces débats, notamment en signant l’entrée « Pluralisme juridique » du Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit publié en 19884. Déjà bien des années plus tôt, il avait engagé une démarche rigoureuse de recherche centrée sur le pluralisme juridique comme paradigme fondamental de la science du droit. D’abord par sa thèse de doctorat complétée à Paris en 1977 sous la direction de Jean Carbonnier5, par la suite comme professeur de droit des contrats et de sociologie du droit à la faculté de droit de l’Université Laval, enfin comme titulaire d’une Chaire de droit privé à l’université McGill. Ce rapport savant au pluralisme juridique s’est avant tout déployé sur le terrain de la sociologie du droit, une vaste entreprise dont le [End Page 215] point culminant fut la publication, en 1998, de l’ouvrage Le contrat entre droit, économie et société6.

La réflexion de Jean-Guy Belley a par la suite investi le champ du savoir des juristes professionnels, en voulant montrer comment une approche théorique fondée sur le pluralisme juridique apparaît maintenant indispensable pour l’interprétation et l’application du droit. Cet infléchissement de la recherche en direction de la dogmatique du droit conduit en particulier, en 2002, à la première publication de l’article « Le pluralisme juridique comme orthodoxie de la science du droit »7, dont on trouvera ci-dessous une nouvelle version.

Un parcours aussi dense que celui de Belley, sa fréquentation brillante d’auteurs aussi éminents que Georges Gurvitch, Ian MacNeil, Eugen Ehrlich, Max Weber8 et Gunther Teubner, l’impact de ses travaux dans la Francophonie, tout comme une certaine méconnaissance de ceux-ci dans le monde anglo-saxon, et avant tout l’importance de son œuvre pour toute réflexion critique sur le pluralisme juridique, tant du point de vue de la sociologie du droit que de la dogmatique du droit, justifiaient pleinement l’élaboration du présent numéro spécial.

Celle-ci se justifiait aussi, cependant, par l’importance des phénomènes sociaux abordés par cette œuvre, une pertinence confirmée par les articles ici réunis. Jean-Guy Belley, en effet, est témoin et acteur d’une évolution remarquable, que son usage de la notion du pluralisme juridique lui permet de percevoir avec netteté.

Ses premiers travaux s’inscrivent dans le cadre de la réaction critique aux mesures étatiques de reconstruction et de développement mises en œuvre au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Réaction qui s’est manifestée avec une force particulière dans les révoltes étudiantes de la fin des années 1960, mais qui a aussi profondément marqué les sciences sociales dans les années qui ont suivi. L’enjeu était, dans un contexte institutionnel dominé par les pouvoirs d’État, centralisés, hiérarchisés et pour ainsi dire monocolores, de revaloriser les aspirations et pratiques locales spontanées, émergeant des interactions et des expériences individuelles. Ce sont ces réalités sociales spontanées, dont les luttes sociales de cette époque révélaient le dynamisme, que, pendant longtemps, le concept de pluralisme juridique a voulu mettre en valeur. Sont ainsi envisagées deux instances de la réalité sociale selon...

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