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  • Écritures du rivage :mythes, idéologies, jeux
  • Luc Rasson and Bruno Tritsmans

La découverte du rivage par l'Occident au 18e et 19e siècles a fait l'objet, comme l'on sait, des belles analyses d'Alain Corbin1. De façon systématique, le rivage est placé en antithèse avec la société citadine, la « pathologie urbaine ». En même temps, la valorisation de ce qu'on pourrait alors qualifier de « contre-espace » est très diverse, et apparaît en fait comme un lieu de projection offert aux hantises et fantasmes d'une société, et au faisceau de discours et de pratiques mythifiantes qui les accompagne. Le rivage est ainsi perçu, dans la tradition de l'abyssos des Anciens2, comme un lieu investi de violence où se reflète l'horreur, extériorisée (le monstre) ou intériorisée (la violence humaine), mais aussi, de façon apparemment contradictoire, comme un lieu d'harmonie naturelle, de redécouverte de l'énergie ou de la tribu.

Au 19e siècle, le topos est entré dans le monde du stéréotype, du « non-lieu » (Marc Augé) plutôt que du mythe. D'où le désenchantement, sur ce point aussi, de Tristes Tropiques, où la plage, piétinée par les foules, se transforme de galerie d'artiste d'avant-garde en exposition de rebuts3.

On peut néanmoins se poser la question de savoir si le double mythe du rivage, lieu d'évasion vers « l'autre côté » dans des sens très opposés, ne survit pas sous la forme d'archaïsmes ou de « mythologies » du quotidien, dans la perspective ouverte par Michel de Certeau ou Pierre Sansot. Dans ce sens, il est révélateur qu'on continue d'évoquer, à propos de la plage, l'idée d'un « rite d'initiation », proche de l'univers du sacré. Comme le dit Jean-Didier Urbain, en paraphrasant Fitzgerald, « il y a du sacré dans la plage »4, fût-ce dans un contexte de légèreté et de jeu.

D'où la question essentielle : si la littérature est lieu de sédimentation d'anciens savoirs et de rythmes élémentaires, comment les retrouve-t-on, à propos du topos du rivage, dans la littérature moderne et contemporaine, et au terme de quels déplacements ?

Nous proposons ici une petite cartographie de ce paysage mouvant du bord de mer, qui cherche en même temps à baliser un double parcours historique, du 19e siècle à l' « extrême contemporain ».

Franc Schuerewegen nous montre un bord de mer investi par un conflit particulier, la rivalité entre Chateaubriand et Byron. Chateaubriand cherche à occulter Byron, « poète-nageur » à Venise, en se profilant lui-même comme héros du Niagara, voire comme « passeur des siècles » qui aborde les rivages [End Page 1] de l'Histoire. Le rivage comme affrontement sera, dans les sens les plus divers, un des leitmotiv de ce recueil. La violence du rivage s'inscrit dans le contexte historique précis de la Seconde Guerre Mondiale chez Robert Merle : Luc Rasson retrace le paradoxe de Weekend à Zuydcoote, qui consiste à situer un épisode crucial d'une « guerre juste » sur une plage devenue symbole de vacances. Le rivage devient lieu d'une dépossession totale, d'une expérience de l'absurde, qui éloigne le protagoniste de Robinson Crusoë et le rend bien plus proche de Hamlet, voire du Sisyphe de Camus. Et c'est encore la guerre qui hante le rivage dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, en particulier sous la forme, finement analysée par Béatrice Damamme-Gilbert, de la « rumeur du bord de mer ». Elle montre par ailleurs que le topos peut encore se lire, en sourdine, dans la fête de la mer que retrace la nouvelle tardive « La Presqu'île ». La violence des rivages à laquelle s'intéresse Gaëlle Cooreman est beaucoup plus proche de nous : les textes peu connus qu'elle évoque retracent, tout en la mimant parfois de façon expérimentale, la souffrance des boat people dans leur quête de la rive...

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