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  • Tocqueville et la fracture religieuse
  • Christian Bégin (bio)

En 1843, Tocqueville confiait à son ami Corcelle que l'un de ses rêves, en entrant en politique, avait été « de travailler à réconcilier la société nouvelle et l'Eglise ». La fracture religieuse que connaissait alors la France opposait les tenants d'un libéralisme conquérant à ceux, pour reprendre un mot de Paul Thibaud, d'un catholicisme « assiégé », qui refusaient de voir que l'égalité des conditions et la démocratie signifiaient pour les religions la fin de leur autorité dans le champ politique1. Seul un renoncement de l'Eglise de France à toute influence dans les affaires publiques serait, selon Tocqueville, de nature à apaiser les passions, en privant l'argument anticlérical de sa raison d'être. Nous nous proposons de montrer que le discours qu'il adresse aux chrétiens à ce sujet est cohérent avec les divers aspects de sa pensée religieuse, qui paraît parfois compliquée, et qu'il s'organise autour de deux arguments complémentaires. D'une part, il expose des raisons objectives de dédramatiser cette fracture, afin, d'autre part, de dépolitiser la religion, mais sans que celle-ci apparaisse comme diminuée.

Dédramatiser

Le clivage entre chrétiens et rationalistes en France ne vaut pas une querelle politique. Car ni les uns ni les autres n'ont de certitudes sur les sujets en débat. Tocqueville, lui-même n'en a pas, et ses incertitudes le rendent spécialement réceptif à celles qu'il découvre [End Page 169] chez les Américains. Ainsi sera-t-il ensuite amené à mettre en évidence dans la Démocratie en Amérique que religion et raison n'ont en vérité rien à craindre l'une de l'autre. On examinera successivement ces différents points.

Une incroyance tourmentée

Commençons donc par l'examen des sentiments religieux de Tocqueville, car son intérêt pour les questions religieuses trouve sans doute sa source dans ses propres rapports avec le catholicisme, dans le refus de sa conscience d'accepter certains dogmes, et dans sa nostalgie pour l'époque où il croyait sans état d'âme. Dans la vie courante, il se comporte en chrétien ordinaire. Il va à la messe le dimanche, bien qu'irrégulièrement si on en croit ses comptes journaliers où figure le franc qu'il donne à la quête une ou deux fois par mois2. Il lit L'Economie politique chrétienne d'Alban de Villeneuve-Bargemont. Il cotise à la Société de l'économie charitable et s'abonne aux Annales de la Charité. En Normandie, il reçoit de temps en temps à dîner le curé de son village. A Paris, il fréquente le salon de Mme Swetchine, où il rencontre des hommes du « parti catholique » comme Falloux, Lacordaire, Lamennais, Montalembert et son ami Corcelle. Et pourtant, cet homme n'est pas croyant.

Sur le problème de ses convictions profondes, il s'exprime à différentes reprises auprès de plusieurs de ses proches. Son précepteur, l'abbé Lesueur, qui avait préféré émigrer plutôt que de se plier à la Constitution civile du clergé, lui avait inculqué les certitudes qu'on imagine. Mais, à l'âge de seize ans, selon ce qu'il confiera en 1857 à Mme Swetchine, il passe son temps dans la bibliothèque de son père, préfet à Metz, et il entasse dans son esprit « toute sorte de notions et d'idées, qui d'ordinaire appartiennent plutôt à un autre âge ». Le « doute » pénètre alors dans son âme avec une « violence inouïe », comparable à un « tremblement de terre », qui le laisse « accablé de trouble et de terreur ». Il perd alors la foi, mais il ne devient pas athée. « Je crois fermement à une autre vie, écrira-t-il aussi à sa correspondante, puisque Dieu qui est souverainement juste nous en a donné l'idée ; dans une autre vie à la rémunération du bien et du mal puisque Dieu nous a permis de les distinguer et nous a donné la liberté de choix3 ».

Quelque temps après, à l'abb...

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