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  • Adieu à Susanna Barrows
  • Patrick Fridenson*

L'histoire sociale française est en deuil. Susanna Barrows, l'historienne américaine qui a le plus fait pour le renouveau des échanges intellectuels entre historiens sociaux français et américains du XIXe au XXIe siècle, est morte subitement à 65 ans le 27 septembre 2010.

Susanna était d'abord une femme passionnée et chaleureuse, aux cheveux auburn, aux lunettes rondes, dont la voix ironique et éloquente mêlait en privé comme en public l'irrévérence salutaire à l'égard des autorités académiques comme de l'ordre établi, la réflexion de fond sur la société et sur la culture, l'enthousiasme pour la recherche, et une attention soutenue pour l'agencement des objets de la vie quotidienne comme pour les subtiles correspondances entre les foules des quartiers urbains et les immeubles ou les boutiques toujours pris dans la longue durée.

Elle avait fait ses études supérieures à Smith et Indiana puis sa thèse à Yale avec Peter Gay, pionnier de l'histoire psycho-intellectuelle. De son premier poste à Mount Holyoake College elle était passée en 1981 à Berkeley, où s'est déroulé l'essentiel de sa carrière. Son premier livre (1981), issu de sa thèse, avait été traduit en français en 1990 sous le titre Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle. Danielle Tartakowsky en avait rendu compte dans Le Mouvement Social nº 164 de juillet-septembre 1993, p. 97-98. Susanna y montrait avec brio comment les crises sociales de 1889 à 1898, sur fond d'essor du féminisme et du mouvement syndical, avaient donné matière à des analyses dans le monde scientifique et littéraire qui aboutissaient à représenter les masses en termes de violence et de folie en vue de « nier le peuple devenu souverain ». Puis elle s'était lancée dans l'histoire sociale de l'alcool, analysant les différences régionales dans la consommation, la sociabilité et la culture politique des cafés et cernant son impact sur la médecine, la société et la politique. Cette seconde recherche avait donné lieu à deux ouvrages collectifs codirigés avec Robin Room : The social history of alcohol (1988) et Drinking, behavior and belief in modern history (1991) et à deux articles mémorables : « After the Commune: alcoholism, temperance, and literature in the early Third Republic » (1979) et « Alcohol : France and Algeria. A case study in the international liquor trade » (1982), un article qui témoigne de la sensibilité de Susanna à l'histoire des entreprises et de son intérêt précoce pour l'histoire des Empires. D'autres historiens s'étant emparés de ces sujets, Susanna s'était mise à travailler dans les archives et les bibliothèques pour écrire un livre sur le coup de force du 16 mai 1877, en montrant comment les purges et les poursuites contre la presse décidées par Mac Mahon avaient repoussé la politique française vers le monde de la culture orale ou des graffitis et vers la subversion des rituels. Durant une récente hospitalisation, elle avait eu la douleur de se voir voler un ordinateur contenant une partie des chapitres sans sauvegarde. [End Page 157]

Mais Susanna était aussi un très grand professeur. Enseignante hors pair, reconnue comme telle par tous ses collègues, elle avait influencé d'innombrables étudiants par la largeur de ses vues, la force de son esprit critique et l'intérêt pour les sciences sociales qui imprégnaient ses cours. Directrice de pas moins de 30 thèses sur la France, en histoire sociale, en histoire de l'Empire, une fois en histoire économique, une autre en histoire de l'environnement (et 3 thèses sont encore en cours), elle traitait ses doctorants à la fois comme sa famille et comme une partie intégrante de la communauté scientifique. Elle leur apportait une attention - collective et individuelle - de tous les instants. C'était aussi le cas lors de ses séjours en France où son appartement du quartier de la Bastille était leur point d'ancrage. Sa direction de th...

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