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Poétique des ruines: le délabrement du roman dans Les Lettres athéniennes de Crébillon Dominique Hölzle Si, dans toute sa carrière, Crébillon s'est livré à une réflexion sur les codes narratifs de son siècle, en brouillant dans ses dialogues la frontière entre diéâtre et roman, en sejouant des conventions du merveilleux dans ses contes, ou en rendant le modèle du roman de formation inopérant dans LesEgarements du cœur et de l'esprit (1735), jamais il n'était allé aussi loin dans la remise en cause des mécanismes traditionnels de la fiction que dans Les Lettres athéniennes extraites du portefeuille d'Alcibiade. Le lecteur ne peut en effet manquer d'être déconcerté par !'evaporation de la matière romanesque dans le dernier texte de l'auteur, qui a été accueilli avec mépris par les quelques critiques qui daignèrent l'évoquer à sa parution, en 1771, et qui reste encore aujourd'hui une de ses œuvres les moins lues. C'est que cette évocation de lavie d'Alcibiade n'est pas d'un accès aisé. Dans ce roman épistolaire proliférant et informe, Crébillonjoue en effet de l'indétermination de ses personnages, du brouillage des époques et des discours et s'inspire de tant de modèles littéraires différents (le roman libertin, bien sûr, mais aussi le roman pédagogique, la réflexion historique ou encore le dialogue philosophique) que l'œuvre finit par paraître perdre toute cohérence, au point d'en devenir difficilement lisible. Faut-il voir dans cette confusion le signe de l'essoufflement de l'écrivain, comme Ie firent ses contemporains? On pourrait effectivement penser que Les Lettres athéniennes ne sont rien d'autre qu'une EIGHTEENTH-CENTURY FICTION, Volume 16, Number 4,JuIy 2004 656 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION fiction malade, qui souffre d'une structure narrative trop lâche, et d'une inadéquation entre les ambitions de son auteur et ses moyens littéraires. Ce serait pourtantignorer lejeu de construction subtil que révèle une lecture attentive; au delà de l'évidente dispersion formelle, l'unité des tiièmes se dégage, renforcée par des échos discursifs et des effets de miroir entre les lettres. Dès lors, le travail de fragmentation du romanesque prend tout son sens: comment mieux traiter le sujet de la décadence que dans un roman qui fait du délabrement un de ses principes poétiques majeurs? La difficulté la plus évidente présentée par ce texte foisonnant tient au manque de cohésion du récit, au point que Laurent Versini a pu parler d'« un roman à peu près dépourvu d'intrigue »-1 Certes, la plupart des lettres concernent la vie amoureuse du Prince grec, mais le personnage paraît agir de manière inconséquente, va de conquêtes en ruptures, sans réelle nécessité narrative, d'où une fâcheuse impression de monotonie et de redites. Outre les séductions d'Aspasie, de Diotime et de Némée, Alcibiade entreprend la conquête de Glycérie, de Praxidice, de Chryséïs, d'Hégéside, et de bien d'autres encore, au point qu'il devient bien difficile de s'y retrouver dans les méandres des aventures galantes du héros. Aux côtés des lettres libertines, on trouve par ailleurs des lettres politiques, écrites par Périclès ou Socrate, dont la gravité contraste avec le ton badin des échanges libertins, et dont la présence contribue à opacifier encore le récit. Viennent ensuite se greffer sur les aventures d'Alcibiade une succession d'intrigues secondaires, qui ne sont que très lâchement reliées au personnage principal (la liaison tourmentée entre Antipe etThéodote, l'exil de Diodote, la passion de Thrasybule), et dont bon nombre demeurent inachevées. Crébillon semble avoir sciemment renoncé aux possibilités romanesques que lui offraient son sujet. Il n'utilise guère les événements les plus célèbres évoqués par Plutarque etThucydide (tout au plus trouve-t-on des...

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