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Quand le Récit devient procès: le cas de la Grecque moderneAlan J. Singerman Si le dix-huitième siècle français ne dispose, à ma connaissance, d'aucune œuvre romanesque qui fouille à la manière des Splendeurs et misères des courtisanes le système judiciaire de son temps,1 ou qui se termine par un procès aussi éclatant que celui de Julien Sorel, il y a des liens indéniables, bien connus, entre le roman des Lumières et la loi, que ce soit sur un mode satirique, tels les juges dans Candide ou dans l'Ingénu, ou très sérieux, tels la requête en justice de Suzanne Simonin dans La Religieuse ou le procès qui contribue au châtiment de Ia marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses. Bien plus tôt encore , un autre romancier, un peu le «Balzac» de son époque, s'est lui aussi vivement intéressé au système de justice: l'abbé Prévost. Ceux qui connaissent le parcours personnel de Prévost savent que les rouages de la justice criminelle ne lui étaient pas étrangers, à commencer par ceux de la justice anglaise qui l'a écroué momentanément pour un faux billet de change en 1733. Personne n'ignore, d'ailleurs, les frasques du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut qui les font échouer entre les mains de la justice et qui nous font connaître les prisons parisiennes les plus célèbres. Rien de moins fantaisiste que la représentation des prisons dans ce roman; les historiens confirment la grande «facilité avec laquelle on s'évade de ces prisons», comme le font des Grieux et Manon, souvent avec l'aide d'amis dont les visites sont tolérées—c'était ainsi à 1 Balzac y consacre des centaines de pages à l'étude de l'instruction du procès de Vautrin et de Lucien de Rubempré, ainsi qu'à l'organisation du Palais de justice de Paris qui lui sert de cadre. EIGHTEENTH-CENTURY FICTION, Volume 9, Number 4, July 1997 416 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION cette époque—«sans aucune mesure de précaution».2 Prévost connaissait donc ce monde, comme il connaissait tout l'arbitraire d'un système, incarné par le lieutenant général de police, qui libère le fils de famille noble , des Grieux, tout en condamnant à l'exil sa complice roturière. Il n'y a rien de nouveau ici, et il y a déjà longtemps qu'on a étudié l'«image fidèle de lajustice criminelle aü début du xviir5 siècle» donnée par Manon Lescaut.3 Bien moins connue est la transposition romanesque du système judiciaire dans cet autre chef-d'œuvre de l'abbé Prévost, l'Histoire d'une Grecque moderne (1740). Moins connue, évidemment, parce que la Grecque moderne est loin, malgré trois nouvelles éditions en moins de dix ans,4 de jouir de la célébrité de sa sœur aînée, Manon—ce qui justifie une brève évocation du contenu de cette œuvre remarquable. Présentée sous forme de pseudom émoires, comme tous les romans de Prévost, il s'agit du récit des rapports entre l'ambassadeur français à la Sublime Porte, au début du dix-huitième siècle, et une jeune esclave grecque, Théophé, qui lui doit sa libération du sérail. Théophé prend goût à la pratique de la «vertu» à l'occidentale et, aidée par le diplomate, se consacre à son perfectionnement moral tandis que son bienfaiteur, lui, tombe de plus en plus amoureux d'elle. L'ancienne odalisque résiste fermement à ses tentatives de séduction, provoquant chez lui une frustration grandissante et des soupçons incessants quant à la sincérité et la probité de sa protégée. Sa frustration se muera en une jalousie pathologique et violente dont la jeune femme doit subir toutes les vicissitudes pendant qu'il essaie de la prendre en faute, d'établir sa culpabilité pour justifier ses soupçons à son égard. Ce sera en vain, et la mort de Théophé, inexpliquée, laissera en suspens...

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