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  • Éthique et esthétique dans le Journal d'Hélène Berr
  • Nathan Bracher

Le journal d'hélène berr nous apporte un témoignage aussi éloquent que précieux sur la façon dont cette jeune étudiante passionnée de musique, de littérature et de vie, visée non seulement par la législation et la propagande vichyssoises, mais aussi en dernier ressort par l'entreprise exterminatrice des Nazis (dont, fait exceptionnel, elle s'aperçoit), a pu vivre et comprendre l'histoire au jour le jour. Grâce à l'écriture limpide, gracieuse, mais tout de même percutante de son Journal, nous voyons comment, avec les connaissances, les outils, les références et les « filtres » qui étaient les siens, elle a avec une remarquable perspicacité et malgré toute l'opacité et toute la contingence créées de l'Occupation, déchiffré les événements. Or, chose étonnante dans un contexte historique si sinistre et pesant, la question de la beauté se pose explicitement d'un bout à l'autre du texte.

Pour nous autres lecteurs autant que pour Hélène Berr elle-même, cette question de l'esthétique entraîne celle de l'éthique. Dès lors qu'il s'agit d'une quelconque écriture de la Shoah, nous avons conscience d'emprunter des chemins tortueux, semés d'embûches, et qui s'enfonçent souvent dans les ténèbres. S'il est donc vrai que l'on ne fréquente pas impunément le Journal d'Hélène Berr, il s'ensuit que l'on ne peut non plus en parler innocemment. D'où les questions incontournables : comment, en effet, évoquer la beauté en parlant d'un texte qui nous apporte un témoignage sur ce qu'il faut bien appeler avec Emmanuel Lévinas la violence absolue de l'histoire? Et surtout, comment braver la fameuse mise en garde de Théodor Adorno, lui qui a considéré qu' « Il serait barbare de faire de la poésie après Auschwitz »1? L'éthique ne risque-t-elle pas de se faire éclipser par l'esthétique qui serait par nature insouciante? Peut-on, dans le sillage d'Auschwitz, se laisser bercer de douces rêveries poétiques—en d'autres termes, de la beauté et du plaisir esthétiques de toute sortes—susceptibles de nous détourner de la réalité historique?

Pour nous qui abordons cette histoire plus de soixante-cinq ans après, la formule percutante de Theodor Adorno nous renvoie à la difficulté d'aborder les faits à travers nos représentations, et peut-être au problème de la représentation littéraire et artistique tout court. Mais il est aussi le cas que les activités esthétiques ou littéraires posaient déjà à l'époque des problèmes éthiques. Certaines entreprises esthétiques servaient en effet à camoufler sinon carrément [End Page 150] à nier la violence de l'histoire. Comment oublier le mélange d'ironie, d'amusement et d'amertume de la part de Pierre Mendès-France qui, dans Le Chagrin et la pitié, attire notre attention sur ces dames bien-pensantes qui avaient eu la délicatesse de se côtiser pour faire planter des rosiers le long de la Ligne Maginot? C'était la caricature des illusions dont on a pu se bercer à quelques semaines de la débâcle et de l'exode de mai-juin 1940.

Dans Paris occupé, il y avait d'autre part toute une équipe de diplomates et d'officiels qui se piquaient d'arts et de lettres : du soi-disant francophile Otto Abetz au bibliophile Gerhard Heller, cette savante cohorte mettait tout en œuvre pour promouvoir une brillante vie culturelle qui devait donner l'impression que tout était normal2. Pour l'occupant nazi, il s'agissait bel et bien d'écarter toute question éthique et politique à la faveur d'une savante mise en scène esthétique et culturelle. C'est justement parce que les arts et les lettres devaient faire écran à la violence que la première œuvre de résistance proprement littéraire, Le Silence de la mer, visait à mettre...

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