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  • L'Holocauste dans les romans de Sylvie Germain:allusions, hallucinations, méditations
  • Marie-Hélène Boblet

La Littérature Française depuis la Deuxième Guerre mondiale entretient des rapports d'une redoutable complexité avec la mémoire et avec l'Histoire. À l'aube du vingtième siècle déjà la littérature se faisait l'écho du « désenchantement du monde » dont parle Max Weber, induit par l'étouffement de la rationalité technique et bureaucratique. Mais cette rationalité n'avait pas encore collaboré à enfanter les monstres du nazisme ni ne s'était mise au service de l'extermination de masse. Et la France de Vichy n'avait pas encore collaboré avec Hitler. Le désenchantement qui s'aggrave dans le second demi-siècle d'effroi et de culpabilité s'exprime par des symptômes littéraires successifs : d'abord l'aphasie, le refoulement de la mémoire collective et même de toute affectivité dans les premiers temps du Nouveau Roman, qui déserte les événements de l'Histoire et de la pensée. Puis, à partir des années 80, les phénomènes de désintégration, de déliaison, d'esseulement consécutifs au traumatisme historique et idéologique inter -pellent thématiquement les écrivains, voire assignent l'écriture narrative à trouver une langue qui s'ajuste à la mémoire, à tresser la fable romanesque avec l'Histoire. Le matériau du passé, sans doute conservé dans sa vivacité agissante par le refoulement même, nourrit une inspiration romanesque qui ne rechigne pas au roman historique, et mêle à l'invention de l'histoire en minuscules l'inscription de l'Histoire en majuscules. Cette imbrication repose sur le présupposé selon lequel nous sommes, comme disait Husserl, des « coporteurs » de l'Histoire, nous en portons le fardeau passé, la trace et la charge à venir. Nous sommes, comme enfants d'après-guerre et d'après l'Holocauste, déterminés par et dépositaires de cette Histoire catastrophée qui nous affecte. Le genre « roman », dont on s'était détourné comme du passé, se retrouve lui aussi, et transforme lui-même l'écriture en « travail de mémoire ». Ainsi en va-t-il pour Sylvie Germain : « Parler de l'histoire quand on n'est pas historien », dit-elle au moment du Livre des Nuits, « c'est fatalement un peu une fable […]. Les mots amènent une levée d'images en même temps que la mémoire s'éveille. Je suis alors pétrie d'une mémoire collective »1.

Sylvie Germain, née en 1954, est « pétrie d'une mémoire collective » qui intègre la Shoah et la France de Vichy. Loin de se couler dans les traces des archivistes ou des chroniqueurs, elle use de l'Histoire pour «ré-enchanter » le [End Page 67] monde. Non qu'elle en nie la barbarie qui défie l'imagination. Justement, elle exploite l'imagination pour en rappeler la valeur anthropogène, et propose une refondation d'un monde commun, d'une vie en commun, sur la subjectivité et l'affectivité dont la modernité a cru bon de se passer. En ce sens, la convocation germanienne de l'Histoire relève d'un questionnement à la fois politique, éthique et philosophique.

Sur le double plan de l'anthropologie et de l'histoire, la matière de tous ces romans confirme les hypothèses freudiennes de Malaise dans la civilisation, ou de L'Avenir d'une illusion. Il n'y a d'héroïque que la fiction de la civilisation2. Norbert Elias et Max Weber ont souligné que dès que la paix cesse d'être l'enjeu et la finalité dernière de l'État, les démons s'en donnent à cœur joie, et défoulent la violence collective refoulée par le monopole de la violence légitime concédé à l'État. George Mosse a montré que le premier conflit mondial démocratique de masse a produit une brutalisation pérenne des mœurs, qui prouve à quel point la civilisation n'est qu'un vernis superficiel. La déshumanisation culmine avec la Seconde Guerre mondiale, où se...

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