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  • Retraduire un classique:Dépoussiérer Alice?
  • Isabelle Nières-Chevrel (bio)

La traduction est un critère qui n'intervient que rarement lorsqu'il nous faut choisir un livre pour enfants, pour la bonne et simple raison qu'il n'existe le plus souvent qu'une seule et unique édition du titre que nous recherchons. Seules les œuvres un peu anciennes offrent la possibilité de prendre parfois en compte non seulement le type d'édition, les illustrations et le prix, mais également la qualité de la traduction. Encore convient-il de distinguer entre les « classiques » internes au répertoire de l'enfance et ces quelques « classiques » qui sont devenus communs à l'enfance et à l'âge adulte. On ne trouve plus aujourd'hui en France une traduction convenable de Heidi ou de Winnie-the-Pooh.1 Par contre, les contes de Grimm et ceux d'Andersen, Alice au pays des merveilles, L'île au trésor et Les aventures de Pinocchio sont disponibles dans un large éventail de traductions différentes, publiées dans des éditions qui sont, les unes destinées aux adultes, les autres destinées aux enfants. Du même coup, il n'est pas rare de rencontrer des traductions initialement destinées à un lectorat adulte qui sont reprises telles quelles dans des éditions pour la jeunesse, sans que les éditeurs semblent s'être interrogés sur la convenance de cette traduction à leurs jeunes lecteurs. On pourrait avancer que la question ne devrait pas se poser et que si un texte a été initialement écrit pour la jeunesse dans sa culture d'origine, le traducteur aura recréé une lisibilité équivalente dans la culture d'arrivée. Mais nous savons qu'il n'en est rien. Toutes les traductions de ces classiques témoignent d'une double tension entre passé et présent, entre compétences d'adulte et compétences d'enfant.

Je voudrais évoquer cette question de l'interférence entre deux modes d'édition (pour adultes, pour enfants) et deux manières de traduire en prenant appui sur la plus récente des traductions françaises d'Alice au pays des merveilles, celle d'Anne Herbauts et de sa sœur Isabelle, publiée chez Casterman en 2002 à l'intention des enfants. La traduction est décevante, et c'est grand dommage parce que les illustrations qu'Anne [End Page 66] Herbauts réalise pour accompagner le texte sont passionnantes. Je souhaite prendre appui sur cette traduction pour réfléchir à la question suivante: jusqu'à quel point y a-t-il nécessité à distinguer aujourd'hui entre lectorat adulte et lectorat enfantin, à traduire différemment Alice au pays des merveilles selon que l'édition est destinée à des lecteurs adultes ou à de jeunes lecteurs?

Alice au pays des merveilles dans la culture française

Il me faut commencer par préciser la place qu'occupe Alice au pays des merveilles dans la culture française. Traduire un classique, c'est en effet toujours se situer par rapport à un héritage: statut de l'œuvre dans la culture d'arrivée, abondance et réputation des traductions antérieures, présence et autorité éventuelles d'un discours critique.

Alice au pays des merveilles reste un texte pour enfants, et exclusivement pour enfants, jusque dans les années 1930. Ce n'est qu'à partir de cette date que les traductions se multiplient et qu'Alice à travers le miroir est traduit à son tour, sans que jamais le second récit n'atteigne la célébrité du premier. Dans ces mêmes années trente, les surréalistes français font entrer les deux récits d'Alice et La Chasse au Snark dans les références de la culture adulte lettrée. De ce parrainage élitiste, l'image française de Lewis Carroll restera durablement marquée. Cette image se double à partir des années 1970 d'une appropriation universitaire, suscitée par l'importance des interrogations linguistiques et logiques que les intellectuels commencent à entrevoir dans l'œuvre. On peut citer Logique du sens de Gilles Deleuze en 1969, la thèse de Jean Gattégno en 1970, un numéro des Cahiers de L'Herne...

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