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  • L'économie américaine selon Tocqueville a l'épreuve d'Adam Smith
  • Christian Bégin (bio)

La Démocratie en Amérique abonde en observations utiles pour comprendre l'économie des Etats-Unis. Tocqueville utilise les informations que lui fournissent ses interlocuteurs pour les mettre en cohérence avec les autres phénomènes sociaux. Il les soumet à l'examen de sa propre raison en se fondant sur les connaissances qu'il a acquises. Quelles pouvaient être ces connaissances en matière d'économie ? Un économiste faisait alors autorité : Adam Smith. Son ouvrage sur la Richesse des Nations, publié à Londres en 1776 et traduit une première fois en français en 1781, avait été vulgarisé en France par Jean-Baptiste Say dans ses cours et par Charles Tanneguy Duchâtel dans ses articles du Globe. Albin de Villeneuve-Bargemont contribue aussi à cette vulgarisation avec son Traité d'Economie Chrétienne, un ouvrage plus moral que scientifique, que Tocqueville a, semble-t-il, entièrement lu. On peut donc considérer que si l'auteur de la Démocratie avait eu de bonnes connaissances économiques, elles auraient emprunté à l'enseignement d'Adam Smith dont il aurait utilisé les outils d'analyse pour aller aussi loin que possible dans ses raisonnements.

Nous nous proposons d'examiner dans cet esprit les principaux thèmes économiques qu'il aborde dans son livre et dans les notes de voyage qui s'y rapportent. Une première partie traitera de la complexe analyse tocquevillienne des causes de la prospérité américaine. La seconde sera consacrée à son approche de phénomènes aussi variés [End Page 245] que les voies de communication, la production de masse, la fixation des salaires, le prix des baux et la grande propriété foncière.

Dès le 10 juin 1831, soit un mois après son arrivée dans le pays, Tocqueville écrit à son ami Chabrol: « Rien n'est plus facile que de s'enrichir aux Etats-Unis1. » Pourquoi cette facilité? Au point de départ, des institutions libérales, comme il s'en explique au début de la première Démocratie: « Les colonies anglaises, et ce fut l'une des causes principales de leur prospérité, ont toujours joui de plus de liberté intérieure et de plus d'indépendance politique que les colonies des autres peuples ; mais nulle part ce principe de liberté ne fut plus complètement appliqué que dans les Etats de la Nouvelle Angleterre2. » Les Américains doivent aussi leur prospérité à la géographie et à l'éducation. La géographie : « L'Américain habite une terre de prodiges. […] Nulle part il n'aperçoit de borne que la nature peut avoir mise aux efforts de l'homme. » L'éducation, ensuite : « Quand les hommes qui vivent au sein d'une société démocratique sont éclairés, ils découvrent sans peine que rien ne les borne ni ne les fixe ni ne les force de se contenter de leur fortune présente. Ils conçoivent donc tous l'idée de l'accroître, et, s'ils sont libres, ils essaient tous de le faire ». La géographie et les lumières ne seraient rien sans la liberté. Or ils sont libres.

La prédilection pour l'industrie

L'espoir de s'enrichir résulte donc de la liberté d'entreprendre. L'Américain, libre du choix de ses activités, voit constamment s'offrir à lui de nombreuses opportunités : laquelle va-t-il saisir? D'abord, il ne se laisse pas orienter vers une profession particulière par ses éventuelles compétences: « L'Américain est moins habile que l'Européen dans chaque industrie, » mais « il n'y en a point qui lui soit entièrement étrangère. » « Le même homme laboure son champ, bâtit sa demeure, fabrique ses outils, fait ses souliers. […] Ceci nuit au perfectionnement de l'industrie, mais sert puissamment à développer l'intelligence de l'ouvrier3. » Il est ainsi prédisposé à cette mobilité professionnelle sur laquelle Tocqueville insiste tant. Or c'est dans l'industrie que les perspectives de gain sont les plus prometteuses: « L'état...

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