In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Contre le théâtre (tout contre):Le cadre et la scène dans Une Femme douce de Robert Bresson
  • Guillaume Lafleur

Dans l'ouvrage Le Film de théâtre (Albera, Picon-Vallin, 1998), le critique Jean Douchet, issu de l'ancienne garde des Cahiers du cinéma fidèle aux études de Bazin et de Rohmer, affirme à propos du cinéma de Bresson:

"Je vais être brutal: les très grands cinéastes, à quelques exceptions près, ont été passionnés par le théâtre, beaucoup s'en sont servis. Par ailleurs, beaucoup de cinéastes, en tout cas beaucoup de filmeurs sont d'une ignorance crasse du théâtre, n'ont jamais su et ne sauront jamais ce que c'est et ce qu'il peut apporter. Je considère qu'au cinéaste qui n'a pas manifesté au moins une fois de l'intérêt pour le théâtre, il manque quelque chose d'important dans sa relation au cinéma. [. . .] Bresson, c'est du théâtre. Bresson, par excellence, s'est intéressé au théâtre, c'est tellement évident. Il a simplement réinventé de nouvelles conventions qui sont plus conventionnelles que les anciennes. Le vrai grand film de Bresson, c'est "Les dames du bois de Boulogne," il n'a jamais fait mieux. Il est archithéâtral."

(Albera, Picon-Vallin, entretien avec Jean Douchet, 1998, p. 151).

Voilà une réflexion qui laisse songeur lorsque nous consultons Notes sur le cinématographe que Robert Bresson rédigea au cours de ses trente premières années de travail de cinéaste. En effet, dans cet ouvrage, l'auteur n'a de cesse d'opposer le cinéma au théâtre, sur les plans de la réception, de l'interprétation, de la configuration spatiale d'un drame, soit les enjeux scénographiques de la fiction au cinéma. Malgré une oeuvre marquée à ses débuts par le double parrainage des dramaturges Giraudoux et Cocteau (pour Les Anges du pêché et Les Dames du Bois de Boulogne, respectivement), nous retrouvons au cours de notre lecture des pensées de cet ordre: [End Page 75]

"Croire.

Théâtre et cinéma: alternance de croire et de ne pas croire. Cinématographe: continuellement croire."

(Bresson, 1975, p. 67).

"Modèles. Pas d'ostentation. Faculté de ramener à soi, de garder, de ne rien laisser passer dehors. Une certaine configuration interne commune à tous. Des yeux."

(Ibid, p. 84).

"Les travellings et panoramiques apparents ne correspondent pas aux mouvements de l'oeil. C'est séparer l'oeil du corps. (Ne pas se servir de la caméra comme d'un balai)."

(Ibid, p. 99).

Dans les extraits reproduits, il est question de trois problèmes distincts dans la relation du cinéma au théâtre. Le premier extrait touche la question de la croyance, qui sollicite deux termes de la représentation dans l'espace, balisé au théâtre par la coupure sémantique de la rampe1 et au cinéma par le point de vue de la caméra. Le second extrait nous instruit d'une théorie radicale de l'interprétation au cinéma, faite de retenue opposée à l'acteur extraverti. Nous verrons que cela implique une inscription particulière du "modèle" (l'acteur, rebaptisé par Bresson) dans l'espace filmé. Le troisième extrait traite à nouveau de l'espace représenté, mais sur un plan technique et sous-entend la valorisation du cadre. À ce sujet, il s'agira pour nous d'exposer comment le déni du mouvement de la caméra peut intervenir dans le mode de représentation cinématographique bressonien, inscrivant de plain-pied son travail dans une dialectique avec le théâtre.

Un tel acharnement spectaculaire dans le rejet du théâtre peut sembler à la limite de l'aporie. Il est clair que Bresson ne cherche aucunement dans ses écrits à s'extraire du registre de l'opposition entre les formes théâtrales et cinématographiques. À point nommé, les propos de Jean Douchet nous confrontent à une évidence: Bresson avait besoin du théâtre pour penser le cinéma et la spécificité de sa mise...

pdf

Share