In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Le Sommeil d'Eve de Mohammed Dib:Une anatomie de l'amour
  • Aouicha Hilliard

Au cours d'une conversation téléphonique entre Faïna et Solh, ce dernier, mathématicien dont les recherches portent sur le langage mathématique, exprime le sentiment de frustration qui lui fait interrompre momentanément ses travaux: "La question [. . .] est que le diable n'habite ni la pensée, ni les sentiments, ni . . . les calculs; mais le langage!".1 Cette phrase-clé du Sommeil d'Eve reflète une préoccupation constante dans l'oeuvre de Mohammed Dib: comment faire pour que le langage, débarrassé de tout ce qui divise et fragmente, exprime l'intériorité de l'être? Elaborant la réflexion qu'il mène sur le même sujet dans Les terrasses d'Orsol, Dib, dans Le Sommeil d'Eve, est à la recherche d'un langage qui abolira les frontières, littérales et métaphysiques. Si, dans le premier roman, le narrateur sombre dans la folie pour n'avoir pas compris la signification de ce langage (le langage de çadaqa ou charité ou encore, compassion), le protagoniste du deuxième roman avancera dans sa quête précisément parce qu'il en prendra conscience et qu'il agira en conséquence, libérant ainsi l'autre et par là, se libérant lui-même. Le Sommeil d'Eve, roman où deux êtres enfermés dans leur solitude et leur étrangeté, se sentent séparés par des distances qui vont multipliant les pièges de l'incompréhension, pose la question suivante: comment contrecarrer le diable? Autrement dit, comment substituer l'amour à tout ce qui s'y oppose dans les relations humaines? Et quelle doit être la nature de cet amour?

Certains critiques ont lu Le Sommeil d'Eve comme un roman d'amour-passion, qui va jusqu'à l'obsession destructrice.2 D'autres, soulignant l'aspect mystique de cet amour, considèrent le roman comme une forme d'initiation mystique dans la tradition soufie, où la femme joue un rôle décisif dans le salut de l'homme. Dans cette catégorie, il faut citer, entre autres, les travaux importants de Fawzia Mostefa-Kara, [End Page 131] Jean Déjeux et surtout Bachir Adjil.3 Il nous semble pourtant que dans Le Sommeil d'Eve, chacun des deux protagonistes participe au salut de l'autre, qu'il s'agit d'une action réciproque. De plus, s'il est vrai que le roman de Dib évoque les différentes étapes du trajet initiatique dans la tradition soufie4, il reste que le contexte dans lequel se meuvent ses personnages (et ceci constitue une des plus grandes qualités de Dib) est ancré dans un réel quotidien. En fait, les personnages de Dib semblent lourdement ressentir le poids qui pèse sur l'individu et qui le fait trébucher dans sa démarche vers l'idéal, et Dib reste très conscient des pieds d'argile qui font coller l'homme à la terre.

Je propose donc que, dans Le Sommeil d'Eve, Dib fait appel au soufisme, en particulier celui d'Ibn'Arabi, pour trouver des solutions aux questions existentielles qui confrontent l'homme dans son quotidien.5 Celles-ci comprennent tout ce qui peut s'opposer à l'amour, à commencer par le mystère et l'impénétrabilité des êtres. Mais il faut aussi ajouter, entre autres, la mixité du couple et la différence des origines (pays, langue, points de références culturelles, etc). Ces tentations en puissance de chosifier l'autre posent définon seulement à ceux qui aspirent à la connaissance spirituelle, mais aussi à ceux qui tentent le bonheur grâce à une écoute active, à des actes d'amour. Dans cet essai, je lirai l'influence du soufisme dans Le Sommeil d'Eve, particulièrement ce que la vision soufie offre dans le domaine du langage, comme l'antidote aux manques du protagoniste (Solh) dans l'expression de son amour pour la femme aimée (Faïna), à mesure qu'il avance dans la compréhension de ses qualités ainsi que de son rôle dans sa propre démarche spirituelle...

pdf

Share